Le Corbeau – Louis Friedlander

Un Coupé Ford 1934 fonce dans une nuit pluvieuse. Au volant, Jean Thatcher (Irene Ware), essuie la buée sur le pare-brise. Un panneau « Déviation » barre la route. La voiture dérape, Jean tente de garder le contrôle, mais la voiture termine sa course au fond d’un ravin. A l’hôpital, Jean est plongée dans un sommeil profond. Autour d’elle, son père, l’influent juge Thatcher (Samuel S. Hinds), son fiancé Jerry Halden (Lester Matthews), lui-même docteur, et les médecins de l’institution. La situation est grave, le nerf crânien, à la base du cerveau de Jean est endommagé. Un seul docteur peut la sauver : l’excentrique Dr. Richard Vollin (Bela Lugosi)…

Le Corbeau est un des chefs-d’œuvre de l’épouvante de l’Universal des années 30, cet âge d’or qui s’étend sur une dizaine d’années. Fondée en 1912 par Carl Laemmle, l’Universal est au début du parlant une major mineure face aux mastodontes que sont la MGM, la Paramount, la Warner, la 20th Century Fox ou la R.K.O. Elle se retrouve du côté des United Artists et de la Columbia. Universal peut toutefois s’enorgueillir de posséder les plus vastes studios du monde, construits en 1914 sur la Lankershim Highway.  Carl Laemmle produit une cinquantaine de films par an sur un total d’environ cinq cents pour l’ensemble des Etats-Unis. Trois films vont faire de l’Universal, le studio de l’épouvante. Coup sur coup, Laemmle produit : Dracula (1931) d’après Bram Stoker réalisé par Tod Browning avec Bela Lugosi, Frankenstein (1931) d’après Mary Shelley réalisé par John Whale et Double assassinat dans la rue Morgue (Murders in the rue Morgue, 1932) d’après Edgar Allan Poe réalisé par Robert Florey avec Bela Lugosi. Succès énormes qui lancent la production de films fantastiques. Evidemment, les autres studios se jettent à leur tour sur le genre et chacun fournit son lot de grands frissons aux salles. Bien entendu, le système Hollywoodien œuvre dans tous les genres dans le but de satisfaire tous les publics et la production spécifique des films de terreur ne sera jamais dominante. Toujours est-il que les chefs-d’œuvre vont se succéder et les damnés des ténèbres vont surgir sur les écrans : momies, chats noirs, hommes invisibles, loups-garous, spectres, etc. Universal aligne les chefs-d’œuvre, bien écrits, bien joués, bénéficiant d’une photographie soignée et d’une réalisation solide, ses films tiennent encore la route.

Deux acteurs vont marquer le genre et entrer dans la légende : Bela Lugosi et Boris Karloff en endossant deux figures mythiques : Dracula et le monstre de Frankenstein. Les deux acteurs sont réunis pour la première fois dans Le Chat noir (The Black Cat, 1934), adaptation d’une merveilleuse nouvelle d’Edgar Allan Poe et réalisée par Edgar G. Ulmer. Le succès confirme l’énorme potentiel et l’attraction des deux acteurs sur le public de l’époque. Une autre production : Le Corbeau est aussitôt mise en chantier afin de les réunir à  nouveau.

Bela Lugosi incarne le Dr. Vollin, un chirurgien, esthète, passionné jusqu’à la folie par l’œuvre d’Edgar Allan Poe. Dans un cabinet secret, il a reproduit la chambre des tortures telle qu’imaginée par l’écrivain. Il sauve, lors d’une intervention chirurgicale de la dernière chance, la belle Jean. La jeune femme est si belle qu’il en tombe fou amoureux. Dans son esprit malade, Jean est l’incarnation de Lénore, « la précieuse et rayonnante fille »… – morte – du poème de Poe : Le Corbeau.

L’idée était de confronter Bela Lugosi à Boris Karloff. L’immense Karloff est un criminel en fuite, Edmond Bateman. Leurs échanges sont savoureux. Bateman arrive chez le docteur avec l’espoir que celui-ci puisse lui changer le visage. Vollin accepte à condition que Bateman lui rende un « service » qui n’est ni plus ni moins qu’un mixte de « torture… et de meurtre ». Contrairement à Vollin, Bateman n’est pas un pervers, mais un mauvais bougre, victime de la fatalité.

Vollin : Vous avez abattu deux gardes en vous évadant de Saint-Quentin. Deux hommes sont morts. Dans une banque en Arizona, vous avez mutilé, brûlé le visage d’un homme, le caissier de la banque.

Bateman : Ben, il voulait faire des histoires. Je lui avais dit de la boucler. Il a enlevé son bâillon et a commencé à hurler : « Police ! » J’avais ce chalumeau à acétylène à la main…

Vollin : Vous avez abattu deux gardes en vous évadant de Saint-Quentin. Deux hommes sont morts. Dans une banque en Arizona, vous avez mutilé, brûlé le visage d’un homme, le caissier de la banque.

Bateman : Ben, il voulait faire des histoires. Je lui avais dit de la boucler. Il a enlevé son bâillon et a commencé à hurler : « Police ! » J’avais ce chalumeau à acétylène à la main…

Vollin : Alors vous lui avez braqué la flamme en plein visage, dans les yeux.

Bateman : Ben, des fois, on ne peut pas faire autrement…

Le pauvre Bateman accepte, mais Volllin a plus d’un tour dans son sac. Afin d’être sûr que Bateman exécutera ses ordres, il lui défigure la moitié du visage, en agissant « sur les nerfs, les terminaisons nerveuses. Le septième nerf crânien, qui commande les muscles du visage ». C’est absolument délirant et formidable.

On l’aura compris, Le Corbeau est une très libre interprétation du superbe poème d’Edgar Allan Poe. Pas moins de sept scénaristes, Guy Endore, Florence Enright, John Lynch, Clarence Marks, Dore Schary, Michael L. Simmons et Jim Tully vont se succéder avant que David Boehm n’aboutisse au script définitif à sa troisième tentative. La difficulté majeure consistait à construire un film avec une trame dramatique à partir d’un poème (sublime, certes), mais très court et réduit à trois personnages : le narrateur, un homme éperdu d’amour pour une morte (Lénore) et qu’un corbeau vient hanter.

Le script obtenu est des plus réjouissants. Le fameux Corbeau est bien présent à l’image, mais le pauvre corvidé est empaillé et le plus souvent projeté en ombre chinoise. Quant au poème il est cité deux fois. Une première fois par la voix (si caractéristique) de Bela Lugosi avant de le découvrir par un panoramique à son bureau. Une belle entrée en scène.

Et la deuxième fois par une chorégraphie, très influencée par Isadora Duncan, qu’interprète sur scène Jean face à un Edgar Allan Poe récitant. La scène s’intègre parfaitement au récit puisqu’elle permet au Dr. Vollin d’exprimer sans l’ombre d’un doute les sentiments qui le taraudent à l’égard de la jeune danseuse. Jean et Lénore ne faisant alors plus qu’une seule et même personne, ajoutant au trouble de notre frappadingue de docteur.

Louis Friedlander a dirigé sous son vrai nom un grand nombre de films et de serials pour Universal dont ce fameux Corbeau, certainement son titre le plus célèbre, avant d’adopter à partir de 1945 le pseudonyme de Lew Landers (sorte d’américanisation de son nom). Il réalise durant sa longue et prolifique carrière plus de 130 films. Il est de tous les genres : fantastique, aventure, cape et d’épée, western. Grand spécialiste des tournages rapides et des petits budgets, Friedlander est un solide artisan qui tourne son dernier film en 1963. Sa version du poème de Poe n’est pas la première portée à l’écran puisque dès 1912, les productions Eclair en proposeront une. En 1963, sur un scénario de Richard Matheson, Roger Corman en tourne une nouvelle mouture avec Boris Karloff et Peter Lorre, Vincent Price, Hazel Court et le jeune Jack Nicholson. Le poème n’aura cessé de fasciner les cinéastes du monde entier, faisant du corbeau un personnage à part entière de l’univers fantastique.

Le Corbeau est dominé par le duo Lugosi – Karloff. Ils sont un régal pour tous les amateurs du genre. Karloff retrouve au maquillage le grand Jack Pierce, déjà responsable de sa transformation en monstre de Frankenstein. Irene Ware est charmante, et comme dans tout film pré-code, elle est magnifiquement érotisée, dans des plans et des costumes superbes. Ainsi son plan rapproché en plongée, par-dessus son épaule, les jambes étendues, un chapeau sur la tête, est de toute beauté.   

Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain apparu sur le mur face à moi, un petit avion à hélice tournant autour du globe terrestre puis l’ombre chinoise, d’un corbeau empaillé… Bon film…

Fernand Garcia

Traduction du Corbeau, Charles Baudelaire.

Le Corbeau est une édition Éléphant Films, très beau master HD avec en complément de programme : une présentation érudite du film par Eddy Moine (12 minutes), une galerie très belle de photos en  noir et blanc du film et les bandes-annonces des classiques du cinéma fantastique disponibles chez Éléphant Films : Vendredi 13, Double assassinat dans la rue Morgue, Night Monster, L’homme aux mille visages, L’île du Docteur Moreau, Le Chat noir et Le Château de la terreur. Un livret par Alain Petit, accompagne cette édition (16 pages). Le Corbeau est disponible en édition simple ou en combo (Blu-ray + DVD).

Le Corbeau (The Raven) un film de Louis Friedlander avec Boris Karloff, Bela Lugosi, Lester Matthews, Irene Ware, Samuel S. Hinds, Spencer Charters, Inez Courtney, Ian Wolfe, Maidel Turner… Scénario : David Boehm d’après la nouvelle d’Edgar Allan Poe. Directeur de la photographie : Charles Stumar. Décors : Albert S. D’Agostino. Maquillage : Jack Pierce. Séquence de ballet : Theodore Kosloff. Montage : Albert Akst. Supervision musicale : Gilbert Kurland. Producteur associé : David Diamond. Producteur : Carl Laemmle. Production : Universal Pictures. Etats-Unis. 1935. 61 minutes. Noir et blanc. Format : 1,37 :1.