L’Albatros – Jean-Pierre Mocky

Tourné en 71 après le succès de Solo, LʹAlbatros aborde un sujet que Jean‐Pierre Mocky souhaitait traiter depuis longtemps : la politique. Sous couvert de polar, LʹAlbatros dénonce les malversations, les violences et autres trucages nauséabonds qui accompagnent les élections politiques en France.

Injustement condamné pour avoir tué accidentellement un policier au cours dʹune manifestation politique (Mai 68 est encore proche), Stef Tassel (Jean‐Pierre Mocky) parvient à sʹévader de la prison de Markstein. En cavale, il est aussitôt poursuivi par toutes les forces de lʹordre locales. Tassel se réfugie à lʹhôtel de ville où se déroule un meeting au profit du président Cavalier (Paul Muller), candidat aux prochaines élections. Tassel enlève la fille de Cavalier, Paula (Marion Game) et va sʹen servir comme otage pour arriver à sʹéchapper. Un policier qui tentait dʹarrêter le bandit est  abattu par ce dernier. Le conseiller Grim (André Le Gall), adversaire de Cavalier dans la lutte électorale, va tenter dʹexploiter la prise dʹotage de Paula afin de compromettre son rival. En politique, tous les coups bas sont permis ! Pour cela, il obtient lʹappui bienveillant du commissaire chargé de retrouver Tassel. Cavalier réussit à retrouver sa fille, mais celle‐ci ayant découvert les sombres machinations auxquelles se prête son père, préfère rester avec Tassel et lui porter secours. Conquise par le personnage de Tassel, Paula comprend quʹil est une victime du système et non pas le dangereux criminel dépeint par les médias. Le commissaire fait arrêter Paula pour complicité avec Tassel, à la grande joie de Grim, heureux du scandale, qui va éclabousser son adversaire. Mais Tassel revient délivrer Paula.

Satire politique accusant la corruption électorale et les bassesses qui entourent les élections des personnes qui nous dirigent, polar haletant extrêmement concis et efficace dans le scénario et le montage (lʹaction du film se déroule en 24 heures sans temps mort), LʹAlbatros, comme son titre faisant référence au poème de Baudelaire lʹindique, est également un film romantique au sens Baudelairien du terme. Un film empreint dʹun romantisme désespéré. Désespérément noir.

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Le héros est un solitaire en marge du système et de la société qui se retrouve coincé malgré lui dans un inextricable engrenage quʹil va faire voler en éclats. Sa furieuse solitude traduit en fait une furieuse envie de vivre, une furieuse envie de liberté. Le personnage de Tassel nʹexprime ni plus ni moins que le rejet du cinéaste pour cette société recluse sur son égoïsme, sa soif dʹargent, de pouvoir et ses mensonges. Une scandaleuse et honteuse société gangrenée par lʹargent et la corruption que vient mordre Mocky avec la férocité du loup solitaire du cinéma français quʹil est, et la causticité rageuse quʹon lui connaît. Si les slogans des affiches de campagne dans le film se réclament dʹune ʺFrance propreʺ ou encore dʹune ʺFrance prospèreʺ, ils viennent indiscutablement accabler la démagogie et lʹhypocrisie de nos notables. Cʹest bientôt le sang dʹun innocent qui viendra éclabousser ce ʺdésordreʺ établi. La déchirante musique originale du film composée par Léo Ferré poursuit en quelque sorte celle de Georges Moustaki dans Solo et accompagne magnifiquement lʹaction du film telle, elle aussi, une complainte Baudelairienne mélancolique à souhait.

Construit sur le même schéma que Solo, son précédent polar dit ʺanarchisteʺ, LʹAlbatros, avec son coté romantique, vient transcender son sujet politique et engagé, permettant aux spectateurs qui ne sʹintéressent pas à la ʺpolitiqueʺ dʹadhérer au film. Si à ses débuts, avant de passer à la mise en scène, Jean‐Pierre Mocky était acteur, cʹest plus pour des raisons économiques quʹil endossera le rôle principal de ce film (comme dans ses autres films dʹailleurs !) et pour remplacer son ami Bourvil, décédé, pour qui le rôle était prévu. LʹAlbatros est dédié à la mémoire du comédien à qui Mocky a su donner en quelques rôles et films (Un Drôle de Paroissien,1963, La Cité de lʹindicible peur / La Grande Frousse, 1964, La Grande Lessive, 1968, et LʹÉtalon, 1969) une autre image de comique ‐ plus agressif, grinçant et corrosif. Dans la filmographie de Mocky, même les comédies dérangent…

Tiré dʹun fait dʹactualité de lʹépoque, le sujet du film le desservit à divers niveaux lors de sa sortie : Jean‐Jacques Servan Schreiber, directeur de ʺLʹExpressʺ, sʹétait présenté et avait remporté les élections législatives dans une région industrielle face à un communiste bien implanté et que tout donnait gagnant avant que nʹéclate le scandale révélant quʹil détournait (volait) lʹargent du parti pour combler sa maîtresse… Le sujet et le message ʺanarchisteʺ du film ayant dérangé, pour ne pas dire effrayé, Michel Debré, à lʹépoque ministre de la Défense, interdit toute participation des forces de lʹordre (gendarmerie, police,…) au tournage du film et refuse les demandes dʹautorisations de la production pour tourner dans un vrai pénitencier. Une fois de plus seul contre tous, Mocky a dû sʹadapter et faire avec les moyens du bord. A lʹimage de son héros romantique, victime du système politico‐judiciaire, Mocky va devoir se battre contre le système pour garder sa liberté dʹexpression créative et artistique.

Encensé par de multiples critiques élogieuses à sa sortie, vendu dans le monde entier, LʹAlbatros a pourtant également valu à son réalisateur une brouille avec Gilles Jacob qui ne publia pas le papier promis mais une attaque virulente contre le film dans les colonnes de… ʺLʹExpressʺ.

Comme Solo et la plupart des films de Jean‐Pierre Mocky tournés entre 1959 et 1979, comme si ses films pouvaient porter en eux un germe révolutionnaire capable de troubler lʹordre public, LʹAlbatros a été interdit aux moins de 13 ans lors de sa sortie. Malgré les succès et la notoriété du réalisateur qui avec ce film réalise son treizième long métrage, deux grands circuits dʹexploitation nationaux refuseront de projeter le film dans leurs salles et obligeront donc Mocky à démarcher une à une les salles indépendantes afin de convaincre les directeurs dʹy programmer son film. Autre fait marquant, il faudra attendre dix‐sept ans, soit 1988, avant que le film ne soit diffusé pour la première fois à la télévision sur Canal Plus. ʺTous Pourris !ʺ aurait également pu être une accroche sur lʹaffiche (voire même le titre) de ce film aussi novateur que frondeur qui nʹa pas pris une ride. LʹAlbatros est un film toujours et plus que jamais dʹactualité. Il nʹa pas vieilli puisque malheureusement rien nʹa changé.

Steve Le Nedelec

L’Albatros est édité par ESC Editions & Distribution, dans un beau report avec en complément un entretien avec Jean-Pierre Mocky sur le film par Linda Tahir.

L’Albatros  un film de et avec Jean-Pierre Mocky et Marion Game, André Le Gall, René-Jean Chauffard, Thérèse Aspar, Luc Andrieux, Michel Delahaye, Roger Corbeau, Michel Bertay, Paul Muller, Dominique Zardi… Scénario : Jean-Pierre Mocky, Claude Veillot & Raphaël Delpard. Dialogues : Claude Veillot. Directeur de la photographie : Marcel Weiss. Décors : Jacques Flamand & Jacques Dor. Montage : Marie-Louise Barberot. Musique : Léo Ferré. Producteurs : Jean-Pierre Mocky – Jacques et Frédéric Dorfmann. Production : Balzac Films – Profilm – Belstar. France. 1971. 92 minutes. Couleur (Eastmancolor). Format image : 1,66 :1. Dolby Digital 2.0 mono. Interdit aux moins de 12 ans. L’Albatros est dédié à Bourvil.