La Main qui venge / Dark City – William Dieterle

La Main qui venge n’est pas un grand film noir par hasard. Dès le premier plan, on devine qu’il y a une main derrière tout ça, pas une qui venge, mais une qui dirige (l’autre arrivera plus tard). Cette main, c’est celle de William Dieterle. Danny Haley (Charlton Heston), le héros, sort d’une boutique avec un cadeau. Travelling arrière en fondus enchaînés impeccables dans la rue, le générique s’inscrit sur l’image, tout au long de son trajet. Il arrive à destination quand déboule la police dans le local de paris clandestins qu’il dirige. Haley entre dans un café et patiente. A l’intérieur, c’est le branle-bas de combat. Travelling avant rapide, décadrage, montage court, quasiment tous les protagonistes du drame qui va se jouer sont en place. Ouverture imparable, présentation d’un anti-héros, de ses acolytes, des enjeux, de la ville et de la corruption qui y sévit. Pas de doute, Dieterle connaît son affaire, splendeur d’une grammaire cinématographique qui remonte à ses débuts durant l’âge d’or du cinéma allemand. Les films de William Dieterle, aussi américains soient-ils, gardent en eux les fulgurances de l’ancien temps, mais aussi le ton et la noirceur de l’émigré, du déraciné.

En 1950, William Dieterle est déjà un cinéaste oublié, relégué aux années 30/40, période durant laquelle il fut l’un des meilleurs metteurs en scène de la Warner. Le temps n’a rien fait à l’affaire, il reste toujours un homme de l’avant-guerre. Wilhelm Dieterle est né en 1893 à Ludwigshafen en Allemagne dans une famille pauvre. Il lui a fallu une grande force de caractère, à 16 ans, pour abandonner son travail chez un ébéniste et suivre une troupe d’acteurs ambulants. Il y construit et monte les décors, du bricolage en somme. Dieterle a de la présence, il est grand et beau. Il monte sur les planches et se révèle un excellent acteur. Le grand Max Reinhardt le repère et l’intègre à son fameux Deutsches Theater berlinois après la Première Guerre mondiale. Il joue avec les plus grands acteurs de l’époque et tout naturellement le cinéma fait appel à lui. Dieterle joue dans une cinquantaine de films, durant les années 20. En 1923, il réalise son premier film : Der Mensch am Wege, qui passe inaperçu. Il y dirige une future star : Marlène Dietrich. Fasciné par le cinéma, il monte une société de production. Il obtient son premier succès en tant que réalisateur avec Chaînes (Geschlecht in Fesseln : die Sexualnot der Gefangenen) dans lequel il interprète le rôle principal. Le sujet plutôt osé, l’homosexualité en prison, attire l’attention de la filiale d’Universal en Allemagne.

En 1929, Dieterle réalise sa première biographie avec Ludwig der Zweite, König von Bayern, genre qui fera sa renommée. Pour de sombres raisons financières, la production n’a jamais été une partie de plaisir. On évoque un paquet de dettes. En 1930, Dieterle et sa femme quittent l’Allemagne et débarquent dans la Mecque du cinéma, Hollywood. Il est engagé par la Warner comme acteur pour les versions allemandes de ses productions. Il a trop de talent pour rester un simple acteur et donne souvent des indications de mise en scène. Trois ans plus tard, Hal B. Wallis, directeur de la production du studio, impressionné par Dieterle, l’intronise réalisateur maison. Dieterle américanise son prénom en William. Il reprend contact avec son vieux maître Max Reinhardt qui présente en 1934 au Hollywood Bowl sa mise en scène de  Le Songe d’une nuit d’été. Dieterle a l’idée de transposer le spectacle au cinéma. Il convainc la Warner de mettre le film en production et co-signe le film avec Reinhardt (qui se charge des répétitions avec les acteurs). Le Songe d’une nuit d’été (A Midsummer Night’s Dream, 1935) une superbe transposition à l’écran de William Shakespeare. Au sein d’une distribution éblouissante se distinguent James Cagney et le jeune Mickey Rooney (13 ans). Et dans un tout petit rôle, le très jeune Kenneth Anger, futur pape de l’underground, en prince indien. Avec l’accession au pouvoir d’Hitler, les films de William  Dieterle prennent une tournure politique. Il s’oppose farouchement au nazisme avec les armes à sa disposition : le cinéma.

Il connaît d’énormes succès avec La vie de Louis Pasteur (The Story of Louis Pasteur, 1935) un plaidoyer pour la science face à l’obscurantisme. Le célèbre médecin est incarné par l’acteur d’origine juive, Paul Muni. La Vie d’Emile Zola (The Life of Emile Zola, 1937) consacrée à l’affaire Dreyfus et aux mécanismes de l’antisémitisme. Le film est un énorme succès et rafle 10 nominations aux Oscars. Le film impressionnera durablement Roman Polanski qui consacrera à son tour un film à l’affaire avec le remarquable J’accuse (2019). Dieterle soutient activement et financièrement plusieurs associations, et permet autant à des anonymes qu’à des artistes allemands de fuir le régime nazi. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Warner le cède à R.K.O. Il est embauché par David O. Selznick. Diertele dirige Jennifer Jones, la femme de Selznick, dans  Le Poids d’un mensonge (Love Letters, 1945) et Portrait de Jennie (Portrait of Jennie, 1948). Mais la pression interventionniste de Selznick, ses mémos incessants, finissent par excéder Dieterle. Ses films fortement engagés, entre autres, Blocus (Blockage, 1938) avec Henry Fonda, contre le régime fasciste de Franco, lui attirent des ennuis aux premières heures de la chasse aux sorcières. Comme le dira Dieterle, il n’était pas sur la liste noire mais grise. Avant que la commission ne lui tombe dessus, dans cette période paranoïaque de dénonciations, Dieterle quitte Hollywood pour l’Europe. Il réalise en Italie avant de revenir à Hollywood. L’histoire bégayant, c’est son ami Hal B. Wallis, désormais à la Paramount, qui l’embauche à nouveau. Dieterle réalise des commandes qui n’altèrent en rien son talent. Cette dernière partie de sa carrière hollywoodienne est encore aujourd’hui plus que minimisée, ignorée par les historiens, et c’est bien dommage. Dans ces films, généralement des série B, Dieterle passe en contrebande une vision noire des Etats-Unis. En 1958, Dieterle désenchanté quitte définitivement le pays de l’Oncle Sam et rentre au pays. A 65 ans, il redémarre une carrière, dirige quelques films pour le cinéma et la télévision, mais la flamme n’est plus là. Il dirige toutefois, une dernière production américaine, mais en Jamaïque, The Confession, une comédie avec Ginger Rogers et Ray Milland en 1964. Après quelques téléfilms en Allemagne, Dieterle décide d’abandonner définitivement le cinéma pour redevenir acteur ambulant dans une compagnie de théâtre qu’il fonde, le Die grüne Wagen. Retour au point de départ pour Dieterle. Il décède en 1972.  

La Main qui venge est la première réalisation de William Dieterle après son retour à Hollywood. Il donne au film une vraie plus-value qui le démarque du simple exécutant à la solde du producteur. La première partie est formidable, du pur film noir. La seconde, plus mélodramatique, possède de réelles qualités. Tous les acteurs sont remarquablement distribués et dirigés, des virtuoses de films noirs : Don DeFore, Jack Webb, Ed Begley, Harry Morgan, Mike Mazurki. Des visages plus que familiers, même si l’on a du mal à mettre un nom dessus.

La révélation est Charlton Heston. C’est la naissance d’une star à la présence physique impressionnante. Dieterle le filme admirablement. Le futur Ben-Hur ne compte à son actif que deux films, hors des radars hollywoodiens. Dark City sonne son entrée dans l’industrie. Heston dégage une incroyable autorité et une grande intelligence du jeu. Son interprétation de Danny Haley, petit truand pétri dans ses doutes, sa petitesse et ses magouilles, est remarquable de justesse. Haley est un personnage antipathique. L’une des grandes qualités du film est de suivre, pas à pas, un antihéros, honnêtement, sans aucune glorification.

A ses côtés, Lizabeth Scott sort du cadre habituel de la femme fatale. Fran Garland est une amoureuse malheureuse, une petite chanteuse de cabaret au talent limité, capable de tout pour plaire à Haley. Il suffirait de peu d’ailleurs qu’il ne la prostitue. Lizabeth Scott est très bien. On devine dans ses cernes les longues nuits sans sommeil, confinée dans des tripots puant la sueur, la cigarette et l’alcool. Un personnage tragiquement amoureux. « Tu n’as pas d’oreille, je n’ai pas de voix », susurre la belle à Haley. Un couple sur lequel pèse une culpabilité diffuse qui entrave l’expression la plus simple de l’amour.

Après la main qui dirige, vous devez vous demander ce qu’il en est de la fameuse main qui venge. C’est celle qui va pourchasser et décimer la bande de Haley. Bonne idée que celle d’un tueur, invisible, du bon côté de la barrière, qui s’en prend à des truands. Tapie dans l’ombre, elle tue et le film noir se mâtine d’éléments fantastiques, son apparition dans la brume, stylisation propre au cinéma de terreur. Pas la peine d’en dire plus parce que c’est vraiment Dark !

Fernand Garcia

La Main qui venge,une édition Sydonis Calysta dans son incontournable collection Film noir, copie impeccable avec en complément une triple présentation. Bertrand Tavernier : « Dans l’ensemble, Dieterle, en France, n’était pas pris au sérieux » au vu de ses films, on est obligé de revoir tous ses jugements. Évocation de la vie et de la carrière de Dieterle par le réalisateur de Coup de torchon (18 minutes). François Guérif : « Dark City, le nom à lui seul évoque le film noir » (6 minutes). Patrick Brion : La main qui venge, « un extrêmement physique » (8 minutes). Trois regards cinéphiliques pour faire le tour du film. Enfin, la bande-annonce d’origine pour clore cette belle édition.

La Main qui venge (Dark City) un film de William Dieterle avec Charlton Heston, Lizabeth Scott, Viveca Lindfors, Dean Jagger, Don DeFore, Jack Webb, Ed Begley, Harry Morgan, Walter Sande, Mike Mazurki… Scénario : John Meredyth Lucas et Lawrence B. Marcus. Adaptation : Ketti Frings d’après No escape de Lawrence B. Marcus. Directeur de la photographie : Victor Milner. Décors : Franz Bachelin et Hans Dreier. Costumes : Edith Head. Musique : Franz Waxman. Producteur : Hal B. Wallis. Production : Hal B. Wallis productions – Paramount Pictures. Etats-Unis. 1950. 98 minutes. Noir et blanc. Format image : 1,37 :1. 16/9e. Son : Version Française et Version originale avec ou sans sous-titre français. Tous Publics.