La Femme bourreau & Tristesse des anthropophages – Jean-Denis Bonan

Il y eu une chute dans le langage, qui avait crée l’homme de perspectives et du discours. C’est la longue histoire d’un rationalisme hégelien (« il s’est inscrit au parti communiste », ironise le film). Dans le film de Jean-Denis Bonan, Tristesse des anthropophages, nous faisons l’expérience d’une autre chute : plus boccacienne, la chute d’Andreuicco dans la merde, comme le personnage du Décaméron. Le personnage de Bonan tombe dans un aquarium de fécales et d’eau, placé dans un restaurant parisien. On le voit suite d’un travelling de fuite dans les forêts et collines. Une sorte de recyclage de l’ancien par le temps qui passe et qui serait incarné par l’eau, à la fois purificatrice et fuyante. Nous nous trouvons un peu dans l’ambiance Nouvelle Vague, mais sans y rester ; et le film n’est pas prisonnier des conventions « morales », civiques et esthétiques de cette Vague. Il y a du Pasolini aussi, dans ce film, mais sans l’idéologie qui souligne souvent « ses » choses.

On peut dire quasiment la même chose pour l’autre film La Femme bourreau : il fait ricochet entre Hitchcock, Godard et Raoul Walsh, mais quelque chose le place – indépendamment – équidistant aux trois. Entre trash et série B ou cinéma Z, il avance aussi avec une posture dramaturgique : la mort de la « femme bourreau » à la fin, une mort sans fin, digne de la tragédie antique ; discours, soliloque final presque interminable ! On dirait une mort sans fin de la mémoire des événements de ‘68 !

La mort prolongée à la fin (joué par Claude Merlin) un travestissement de la tragédie antique, la scène s’étale, se prolonge minute après minute. Et le personnage, oscillant entre celui du film et du théâtre ici, a fini quasiment avec son problème de l’être et de son avenir ou devenir. Exclu de tout bonheur ou même malheur, il est là, « chiant » et impertinent, incarnant cette « action qui à la fin de la vie est une certaine manière d’agir et non une manière d’être » comme le voulait déjà Aristote (Poétique).  Le film est réalisé en parallèle avec les événements de la Sorbonne, en mai, à Belleville, quartier en pleine reconstruction. Et avec la même caméra. Nulle théorie de genre ici comme demandent certains spectateurs : il est un précurseur du punk ! Bonan a filmé la démolition de Belleville, un set trashy domine les plans, qui ironiquement et paradoxalement se présente comme une renaissance. Belles ruines ! Et vraiment. C’est à partir de ruines de grammaire « coiffure … dames ») que Perec avait tracé dans le même quarter (rue Vilin) la figure de sa mère et « sa » question juive à lui.

Bonan, il ne filme pas la reconstruction du quartier mais le quartier dans un état comme s’il s’agissait d’une situation d’après-guerre. Il filme donc son Allemagne année zéro mais déjà pervertie car masquée et déguisée. Cette affaire de déguisement, qui se confond avec le « devenir » de la femme-bourreau, est une affaire d’acteur au sens étymologique du terme, à savoir « hypocrites ». En plein 68, on tourne autour d’un Psycho hybride, qui se veut femme, qui se présente en femme mais … pour tuer des femmes !

De ce déguisement on peut tirer une leçon hitchcockienne, à la fois qui s’appuie sur un jeu d’original et de modèle (Vertigo) ; mais ici l’opération est inversée. Le personnage finit par mourir habillé en femme, comme dans ses souvenirs d’enfance rappelant l’obsession de sa mère qui jadis l’habillait en fille ; et le sentiment de honte qu’il ressentait. De facto, l’altérité se dissipe dans ce film. L’ « autre » ne lui sert que de pilier sur lequel il s’accroche comme pour mieux tenir. C’est aussi un repère qui marque la scène finale de sa mort. Sa « féminité » n’est que Rideau. Rideau déchiré, comme la perruque à la fin du film, sa moitié coincée dans les fils barbelés (une sorte de prison incarnant sa condition d’être humain).

Il s’agit d’une perversion de l’œil rendue possible par un auteur de documentaires, celui qui observe la « réalité » : un témoin, loin d’Auschwitz, bien sûr,  mais qui ne se trouve qu’avec lui-même : sa Persona est son Nuit et brouillard ! Non seulement les détails sont éclatants mais la scène où le personnage mi-homme mi-femme (C. Merlin) est un train de se maquiller avec beaucoup de soin, soulignant chaque détail de son visage, de son déguisement, est un moment très important. Peut-on lire là la présence « cachée », le soin du réalisateur dans le procès du montage ?Enfin, il nous semble que le film est une version très poussée d’un Pierrot le fou ! Pierrot en plein fusion avec son amante (co)assassine (dans le film de Godard toujours).

Godard avait déjà fait abstraction des genres avec Made in USA, A bout de souffle, pas encore avec bande à part. Mais dans ces deux films ici, le genre fait un perpétuel ricochet comme pour y échapper continuellement. Pas si étrange d’ailleurs, lorsqu’on entend le réalisateur souligner lui-même le terme Fuite pendant la présentation de sa première (n’oublions pas que le film n’a été distribué en 2015, soit 47 ans après sa réalisation).

Idlir Azizaj

La Femme bourreau est édité en DVD par Luna Park Films avec en complément : Tristesse des anthropophages, En Marge, Une Saison chez les hommes, La vie brève de Monsieur Meucieu, Un Crime d’amour

La Femme bourreau un film de Jean-Denis Bonan avec Claude Merlin, Solange Pradel, Myriam Mézières, Catherine Devil, Jackie Raynal, Jean-Denis Bonan, Jean Rollin, Serge Moati, Anne Merlin… Scénario : Jean-Denis Bonan. Image : Gérard de Battista. Son : Daniel Ollivier & Gérard Delassus. Montage : Jean-Denis Bonan & Mireille Abramovici. Musique : Bernard Vitet. Chansons : Daniel Laloux. Producteur : Jean-Denis Bonan. Production : Jean-Denis Bonan – Luna Park Films. Distribution (France) : Luna Park Films (Sortie en salle le 11 mars 2015). France. 1968/2014. 69 minutes. Format image : 1.33 :1. 16 mm. Noir et blanc. DCP 2K. Tous Publics

Tristesse des anthropophages un film de Jean-Denis Bonan avec Alain Yves Beaujour, Jean-Denis Bonan, Catherine Deville, Nicolas Deville, Bernard Letrou, Jean Rollin… Scénario : Jean-Denis Bonan. Image : Gérard de Battista. Montage : Alain Yves Beaujour & Mao-Ri-Tonh (Jean-Denis Bonan). Producteur : Jean Rollin. Production : Les Films ABC. France. 1966. 23 minutes. Noir et blanc. 16 mm. Tous Publics.