La Cible humaine – Henry King

Jimmy Ringo (Gregory Peck) traverse au galop un paysage désertique. Ringo, un gars du Texas, est un as de la gâchette. Il arrive de nuit en ville. A peine entré dans le saloon, il est aussitôt reconnu. Il attire l’attention d’Eddie (Richard Jaeckel), un petit morveux en mal de notoriété. Eddie le provoque sans que Ringo n’y attache grande importance. Blessé dans son amour-propre, Eddie dégaine, mais Ringo est plus rapide. Eddie s’effondre, mort. Las de cette vie, Ringo quitte la ville, mais les trois frères d’Eddie sont à ses trousses…

Il est toujours bon de revisiter ses classiques et de redécouvrir la grandeur d’un film. La Cible humaine d’Henry King est de ces westerns qui marquent durablement. Sortie sur les écrans en 1950, La Cible humaine est un tournant dans l’histoire du western avec son approche sensible, réaliste et adulte. Il ouvre le genre à d’autres horizons. André de Toth n’avait pas tort quand il déclarait que La Cible humaine « était l’un des premiers westerns modernes ».

Comme tous les grands westerns, sa ligne directrice est simple. Un homme, Jimmy Ringo, arrive dans une petite ville. Jimmy Ringo n’a que quelques heures devant lui pour convaincre son ex de partir avec lui et leur enfant. Dans un premier temps, elle refuse de le voir et préfère sa vie d’institutrice, loin d’une vie de fureur et de mort.  Ringo insiste et doit patienter. Le temps presse, autour de lui, les gens s’excitent… Voilà, rien de plus et pourtant, c’est d’une grande efficacité. Le temps passe un peu comme dans Le Train sifflera trois fois, même si les deux films sont intrinsèquement différents. On y décèle une angoisse similaire mais teintée de mélancolie pour le film de King.

La grande intelligence d’Henry King et Gregory Peck est d’avoir fait de Jimmy Ringo non un héros, mais un homme inquiet, fatigué par sa vie, usé par la poudre des revolvers et dégoûté par l’amoncellement des cadavres. Antihéros avant l’heure, Jimmy Ringo doit patienter dans l’espoir que sa femme accepte de le rencontrer. Il se fixe dans le saloon. La nouvelle de son arrivée fait vite le tour de la ville et le saloon devient le centre d’intérêt de ce petit monde. Immédiatement, un jeune blanc-bec se présente pour en découdre avec Ringo afin d’acquérir instantanément un nom avec son premier mort certifié « légende ». Cercle de violence infernal duquel Ringo ne peut se soustraire. Son ambition est des plus terre-à-terre : finir sa vie en regardant son fils grandir dans une petite ferme. Rêve inaccessible quand on est un as de la gâchette. On n’échappe pas à son destin. Dès la première séquence, Henry King nous présente Ringo surgi de la nuit au galop, seul dans un paysage aride. Course folle contre l’inexorable d’un destin tragique. Le thème est fort, les sentiments justes et travaillés en profondeur. Effectivement, La Cible humaine est un film adulte.

La composition de Gregory Peck est en tout point remarquable. Dégaine inhabituelle, mal fagoté, caractère bourru et cynique, Jimmy Ringo ne provoque pas une sympathie immédiate. Loin du héros classique, avec sa moustache, Jimmy Ringo a tout du bourrin de l’Ouest. C’est donc au fil de l’attente de la réponse de sa femme que la véritable personnalité de Ringo se révèle à nous. Le personnage s’inspire de Jimmy Ringo, un des survivants de la célèbre fusillade d’O.K. Corral. Gregory Peck, dans un rôle plus difficile qu’il n’y parait, réussit à rendre son personnage profondément humain et attachant dans sa quête d’une simple vie de famille.

Henry King utilise à merveille la sympathie que l’on ressent progressivement pour Jimmy Ringo. Tout l’art de la mise en scène classique et profondément moderne dans le réalisme des lieux. Henry King renonce à la musique, il n’en utilise que sur les génériques début et fin. Absence que l’on ne remarque pas, c’est dire la puissance des scènes. King devait avoir du pouvoir au sein de la 20th Century Fox car il impose aussi un décor réalité d’une petite ville, gris et rural, que l’on croirait sortir d’une photographie de l’époque. King  utilise une grande profondeur de champ afin que Ringo, soit petit à petit écrasé par le décor, fait comme un rat. La topographie de la ville est admirablement rendue, nous savons exactement où se situent les différents décors les uns par rapport aux autres. Le suspense devient rapidement insoutenable parce qu’on compatit avec Ringo.

King entrecoupe l’attente de Ringo avec des plans des frères à bride abattue. Le danger est imminent et on se prend à espérer un happy end, que Jimmy réalise son rêve de bonheur familial. Toute la ville, gamins, vieux, piliers de bar, notables, femmes, n’attendent qu’une chose, le gunfight final, un événement dans leur vie. Nous sommes dans les prémices de la société du spectacle. L’ancien monde des conquérants, même dans ce coin rural de l’Amérique, est déjà en train de laisser sa place à un monde nouveau. Henry King n’aura de cesse de décrire les mutations de l’époque moderne. Ses films portent l’empreinte des valeurs culturelles et morales de ces hommes et femmes des premiers temps et définissent une ligne de partage entre l’ancien temps et le monde nouveau.

Henry King est encore aujourd’hui un cinéaste injustement oublié. La cause en est certainement une carrière sous le sceau de l’éclectisme. Sa mise en scène d’un classicisme absolu est un modèle d’écriture cinématographique. King débute au temps du muet pour terminer sa carrière en 1962 avec une belle et mélancolique adaptation de F. Scott Fitzgerald, Tendre est la nuit (Tender is the Night). Pilier de la 20th Century Fox, il y dirige les plus grandes stars. Deux grandes rencontres dans sa carrière l’une avec Tyrone Power (11 films), l’autre avec Gregory Peck (6 films), deux magnifiques interprètes qui ont su incarner à la perfection les interrogations d’Henry King au sein des genres les plus divers.

La Cible humaine ne rencontrera pas son public et sa sortie se soldera par un échec commercial. On accusera la moustache de Gregory Peck d’en être responsable ! Il est plus probable que la densité tragique du film désorienta le public. Pourtant son influence est loin d’être négligeable, ouvrant au genre de nouveaux horizons. La Cible humaine un chef-d’œuvre du western.

Fernand Garcia

La Cible humaine pour la 1er fois en combo (DVD + Blu-ray) master HD dans l’indispensable collection Western de légende de Sidonis Calysta. En complément, les deux présentations habituelles de la série : « The Gunfighter un film que j’adore, certainement un des westerns les plus forts, les plus originaux des années 50 » Bertrand Tavernier revient sur les différences fondamentales entre Le Train sifflera trois fois et La Cible humain avant d’évoquer la carrière, les centres d’intérêt d’Henry King et les origines du film, impeccable  (47 minutes). « Gunfighter est un chef-d’œuvre (.) un film passionnant, un film magnifique » Patrick Brion, pas un mot de trop sur ce classique (8 minutes). La bande-annonce d’origine (2 minutes) et un diaporama pour conclure cette excellente section.

La Cible humaine (The Gunfighter) un film de Henry King avec Gregory Peck,  Helen Westcott, Millard Mitchell, Jean Parker, Karl Malden, Skip Homeier, Anthony Ross, Verna Felton, Ellen Corby, Richard Jaeckel… Scénario : William Bowers et William Sellers ( et non crédité Nunnally Johnson) d’après une histoire de William Bowers et André de Toth. Directeur de la photographie : Arthur Miller. Décors : Lyle Wheeler et Richard Irvine. Costumes : Travilla. Montage : Barbara McLean. Musique : Alfred Newman. Producteur : Nunnaly Johnson. Production : 20th Century Fox. Etats-Unis. 1950. 85 minutes. Noir et blanc. Format image : 1,33:1. Son : DTS-HD Version française et Version originale avec ou sans sous-titres français. Tous Publics.