Jean-Marie Straub – Danièle Huillet

Comme cinéphile j’ai eu mon premier « rapport » avec les Straub (c’est ainsi que tout bon cinéphile les nomme) non pas à l’Université ou la Cinémathèque Française, mais chez un patron cinéaste-producteur soixante-huitard au début des années quatre-vingt-dix. Celui-ci m’a raconté comment, après avoir lu Les Cahiers du Cinéma, il avait traversé tout Paris pour voir Othon. Le choc fut rude. Pour lui, des comédiens, qui déclament à flanc de colline, c’était le naufrage du cinéma politique en plus d’une expérience physique plutôt rude. Oui, parce que les Straub c’est une expérience physique, une sorte de performance pour le spectateur, il est impossible de rester passif.

Christiane Lang Chronique d'Anna MAgdalena Bach

Un film des Straub demande beaucoup de disponibilité. Il s’établit un rapport direct entre le film et le spectateur. Il fractionne le public, entre sidération admirative et rejet. J’en ai fait l’expérience à mon tour. C’était dans la mythique salle Garance du Centre Georges Pompidou.

Durant le cycle Passage de l’image en 1990, j’avais entraîné une amie à un triple programme de moyens-métrages, deux Straub et un Pasolini. La salle était pleine à craquer. Je pense que nous étions tous là en grande majorité pour le film de Pasolini, La Ricotta. Mais avant, nous avons eu droit à Cézanne (1989), réflexion sur l’œuvre du peintre à partir de lettre de Cézanne à Joaquim Gasquet. Pendant une quinzaine de minutes tout se passa « bien », la voix de Danièle Huillet, si je me souviens bien, était des plus irritantes.

Mon amie n’en pouvait plus, et j’étais sceptique devant le film. Des rires nerveux se faisaient entendre, petit à petit la salle se mit à réagir devant ce film et cette voix qui nous « impose » une vision, une forme de cinéma. Au bout des cinquante minutes de projection, les spectateurs applaudirent la fin de ce « supplice ». La programmation enchaîna avec Introduction à la « musique d’accompagnement pour une scène de film » d’Arnold Schoenberg (1972), au grand désespoir des spectateurs. Pourtant, dans mon coin, je fus subjugué par ce court film. Mon amie, excellente cinéphile, adora le Pasolini, et ne retourna jamais sur les terres des Straub.

Amerika

Puis, je découvris Amerika – Rapport de classe (1984) d’après Kafka. Un éblouissement. Je savais que Fellini avait eu le projet d’en faire une adaptation, on en retrouve des traces dans plusieurs de ses films. Bien sûr, Fellini et les Straub semblent aux antipodes, pourtant ce qui les réunit est l’amour du cinéma.

Il va de soi que l’œuvre des Straub est un formidable champ d’exercice pour la critique, à tel point que parfois les films deviennent illisibles sous le poids de l’analyse. A ceux, qui le cinéma des Straub rebute, je ne saurais que conseiller le Cinéma de notre temps (série créée par A. S. Labarthe et J. Bazin) consacré au couple par Pedro Costa, Où gît votre sourire enfoui ?, ce document passionnant sur les Straub au travail. Ils sont alors en plein montage de la troisième version de Sicilia !. A chaque plan, ils se posent des questions essentielles sur la durée du plan, le sens, la parole… une véritable leçon de cinéma.

Le Streghe, femmes entre elles

Le cinéma des Straub s’affranchit des règles du spectacle par un dépouillement radical de la forme narrative. Ils nouent entre l’image et le son des rapports dialectiques. Ils s’inscrivent dans une démarche marxiste qu’ils appliquent à leur écriture cinématographique, ce qui n’élimine nullement l’incroyable beauté et poésie qui émane de leurs films.

A l’heure de l’uniformisation du cinéma, il est bon de (re)découvrir le cinéma des Straub, qui ont indiscutablement une place dans l’histoire du cinéma international.

La rétrospective du Centre Pompidou présente les classiques : Non Réconciliés (1965), Chronique d’Anna Magdalena Bach (1968), Moïse et Aaron (1975), De la nuée de la résistance (1979) La mort d’Empédocle ou quand le vert de la terre brillera à nouveau pour vous (1986), Du jour au lendemain (1996), mais aussi les dernières œuvres, réalisées par Jean-Marie Straub seul après la disparition de Danièle Huillet : Le Streghe, femmes entre elles (2008), Un héritier (2010), Kommunisten (2014)…

Fernand Garcia

Straub -HuilletJean-Marie Straub et Danièle Huillet

rétrospective intégrale au Centre Pompidou organisée en collaboration avec La Cinémathèque française, du 27 mai au 3 juillet 2016