Harlequin – Simon Wincer

Dès le départ le film est déroutant : plusieurs actions nous sont présentées en parallèle, apparemment sans lien entre elles. Un groupe de voitures officielles arrive près d’une petite plage bordée de falaises, un homme d’un certain âge descend de l’une d’elle en combinaison de plongée, met ses palmes et son tuba et entre dans la mer. Un politicien (David Hemmings) dans un aéroport tente de rejoindre sa voiture, au milieu d’une cohue de journalistes qui le pressent de questions. Dans le grand jardin en bord de mer d’une luxueuse villa, on fête le 9ème anniversaire d’un petit garçon malade qui se morfond dans son fauteuil roulant, tandis qu’un clown bizarre tente de l’amuser. Plus tard dans sa salle de bain le petit garçon se met à cracher du sang devant sa mère affolée. C’est également l’affolement près de la petite plage, parce que le plongeur ne refait pas surface. Les plans sont brefs, précis, les coupes sont abruptes, le montage ne semble répondre qu’à de secrètes connivences de rythme. Une musique efficace participe à la création d’un climat de mystères. Plus tard on comprend que tout est lié : la noyade incompréhensible du vieil homme entraîne la future nomination du sénateur Nick Rast (David Hemmings) à son poste, la grande villa au bord de la mer est la sienne, il est le père très absent d’Alex, le petit garçon qui se meurt de leucémie, et le mari tout aussi absent de Sandra, toute dévouée à son fils mourant. L’étrange Gregory Wolfe (Robert Powell), le clown de l’anniversaire qui reparaît dans la maison un peu plus tard, va bouleverser leurs vies, d’abord parce qu’il semble capable de guérir Alex de son mal incurable.

Une des grandes réussites du film est la façon dont il reste dans les territoires de l’indécidable. On ne connaît rien des véritables motivations de l’énigmatique Gregory Wolfe, on n’est jamais sûr de ses pouvoirs réels ou supposés, on ne sait pas si le petit garçon est durablement guéri (ou si, comme le dit le médecin de famille, il ne s’agit que d’une simple rémission). Tantôt ange tantôt démon, le séduisant et dangereux Wolfe est un peu comme le Terence Stamp du Théorème de Pasolini, une force vitale et érotique capable de séduire tous les membres de la famille et de révéler les faiblesses de chacun (comme le lui dit Sandra Rast, il pousse les gens jusqu’à leurs limites). Il devient aussi un père de substitution pour le jeune Alex, avec des maximes légèrement obscures sur la vie et la mort, et des méthodes « éducatives » tout aussi obscures et douteuses (il tient par exemple à bout de bras le jeune garçon au-dessus d’un précipice, au grand dam de l’homme de la sécurité). L’homme et l’enfant semblent parfois s’allier dans le mal (ils font exploser à distance le pare-brise de la voiture dans laquelle ils se trouvent, comme par jeu, et Alex paraît de plus en plus réceptif aux pouvoirs télékinésiques de Gregory Wolfe). Wolfe devient pour l’enfant mieux qu’un ami imaginaire, une présence quasi-surnaturelle, et le lien très fort qui les unit reste opaque. Face aux pouvoirs mystérieux de Wolfe, d’autres pouvoirs tout aussi obscurs se dressent : aidé par une sorte d’ordinateur omniscient, le supérieur hiérarchique de Nick Rast, un vieux briscard de la politique nommé Doc Wheelan (Broderick Crawford dans un de ses derniers rôles), voit d’un très mauvais œil cet extravagant personnage et l’ascendant qu’il prend sur Nick et sa famille. Le film prend aussi des airs de thriller politique avec intrigues et complots, dont les enjeux ne se dévoilent que progressivement et partiellement.

Une autre qualité du film est qu’il ne recourt que très peu aux effets spéciaux, préférant créer une angoisse trouble par une attention aux détails d’un quotidien qui devient étouffant, une maîtrise sans afféteries de la mise en espace et des cadres du Cinémascope, une beauté efficace des plans (les rares effets spéciaux proprement dits entraînent des contretypages du négatif et donc une dégradation assez visible de l’image – ce qui met un bémol au spectaculaire recherché, et on est certes heureux de constater que le jeune Alex n’a plus besoin de ses mains pour jouer à son jeu de solitaire en bois ou que Gregory Wolfe peut se passer de la piézo-électricité pour allumer sa gazinière, mais la relative laideur de ces plans laisse sceptique le spectateur d’aujourd’hui.) Je préfère de beaucoup les effets tout simples comme ce beau moment où Nick Rast/David Hemmings se retrouve soudain entouré de flammes, qui semblent finalement n’être qu’une illusion créée par Wolfe puisqu’elles disparaissent aussi vite qu’elles étaient apparues.

Ce film de 1980 n’est que le second long-métrage de l’Australien Simon Wincer (après Snapshot en 1979), mais ce réalisateur avait surtout auparavant aligné des kilomètres de séries TV (des dizaines d’épisodes d’au moins 12 séries différentes depuis 1972, soit plus de 200h de télévision). Cet homme de 37 ans est donc loin d’être un débutant quand il s’attaque à son second film de cinéma, Harlequin. Il s’adjoint la collaboration du scénariste Everett De Roche, qui comme lui vient essentiellement de la télévision, et qui avait déjà écrit le scénario de son précédent film (ainsi que plusieurs épisodes de séries TV dirigés par lui). Pour le scénario d’Harlequin ils s’inspirent du mythe de Grigori Raspoutine, ce mystique au parfum de débauche devenu intime de la famille du tsar Nicolas II et de sa femme la tsarine Alexandra Feodorovna, pour avoir exercé ses talents de guérisseur sur leur fils hémophile Alexis (comme on le voit, les prénoms des personnages du film découlent directement de cette histoire, et le nom de famille Rast devient « tsar » à l’envers).

Leur premier choix pour le personnage de Gregory Wolfe était paraît-il David Bowie, mais ils se sont dégonflés et ont contacté Robert Powell à la place. Powell avait eu beaucoup de succès peu de temps avant dans le rôle titre de la fresque télé de Franco Zeffirelli Jésus de Nazareth, où ses traits fins et ses yeux pâles avaient fait merveille. Il se sort très bien ici de ce rôle de messie déviant (même si l’on peut peut-être voir la marque en creux de Bowie dans l’extravagance très rigolote des costumes. Ajoutons que les auteurs pensaient à Orson Welles pour le rôle du vieux politicien retors, mais qu’il demandait trop cher…). Simon Wincer tournera encore un film en Australie, Phar Lap (une histoire de chevaux de course) puis partira aux Etats-Unis, où il réalisera des films, disons, standards et familiaux, comme D.A.R.Y.L. ou Sauvez Willy. Hollywood l’emploiera aussi, semble-t-il, en tant qu’Australien natif pour de grosses productions australo-américaines comme Mr Quigley l’Australien ou Crocodile Dundee III – dans tous les cas, rien de très glorieux.

On peut regretter que Simon Wincer ne soit pas resté en Australie et n’ait pas persisté dans cette veine de l’ozploitation (contraction de Aussie exploitation) – cette catégorie un peu fourre-tout de films de genre à petit budget apparue en même temps que la « nouvelle vague » du cinéma australien dans les années 70-80. Harlequin tient ainsi son rang au milieu de films comme Mad Max de George Miller, Réveil dans la terreur de Ted Kotcheff, Razorback de Russell Mulcahy, Long weekend de Colin Eggleston ou Déviation mortelle de Richard Franklin. Il partage avec ses confrères une liberté de ton, une inventivité, un regard acerbe sur la société – australienne ou non, une grande amertume en même temps qu’une vibrante énergie. Mais il a cet avantage d’être sans doute plus inclassable que beaucoup d’autres films de genre – à vrai dire, on a bien du mal à dire justement de quel genre il relève. Harlequin se déploie dans plusieurs directions, comme une fusée de feu d’artifice, et retombe harmonieusement en laissant derrière lui une multitude de traits lumineux. C’est un curieux objet chatoyant qui ne se laisse pas saisir, mais le mystère et la poésie brute qui s’en dégagent en font une véritable et troublante réussite.

Emmanuelle Le Fur

Les Editions Rimini nous propose avec Harlequin (très beau master HD, édition combo) une cascade de compléments : Destruction from Down Under, interview de Kim Newman (scénariste et critique) sur l’ozploitation et la « nouvelle vague » du cinéma de genre australien des années 70 au début des années 80, retour sur une période magique (15 minutes). Une interview d’époque de Robert Powell et de David Hemmings au sujet d’Harlequin (5 minutes). Interview (2008) de Simon Wincer, Antony I. Ginnane, Everette de Roche et Gus Mercurio, absolument passionnante sur les coulisses du cinéma australien de l’époque (50 minutes). Et enfin le film-annonce d’époque. L’édition s’accompagne d’un livret afin de connaître tous les secrets de fabrication d’Harlequin.

Harlequin un film de Simon Wincer avec Robert Powell, David Hemmings, Carmen Duncan, Broderick Crawford, Gus Mercurio, Alan Cassell, Mark Spain, Alyson Best, Sean Myers… Scénario : Everett de Roche. Directeur de la photographie : Gary Hansen. Décors : Bernard Hides. Costumes : Terry Ryan. FX : Conrad C. Rothmann. FX optique : Roger Cowland. Montage : Adrian Carr. Musique : Brian May. Producteurs : Antony I. Ginnane, William Fayman. Production : Farflight Investments . Australie. 1980. 95 minutes. Eastmancolor. Panavision anamorphique. Format image : 2.35 :1. Son VF et VO avec ou sans sous-titres français. Tous Publics.