Freud, passion secrète – John Huston

« Ceci est l’histoire du voyage de Freud dans une région aussi sombre que l’enfer. Ceci est l’histoire de la découverte de l’inconscient humain. ». Vienne, 1885. Le professeur Theodore Meynert (Eric Portman) fait sa tournée matinale dans l’hôpital. Il s’arrête, avec ses élèves médecins, au chevet d’une malade, diagnostiquée hystérique par le jeune Sigmund Freud (Montgomery Clift). Meynert considère l’hystérie comme un mensonge constitué de pseudo-symptômes afin de susciter la pitié. Il refuse que la femme reste dans le service et refuse à Freud de mener des expériences sur ces cas. Freud, seul, décide de poursuivre…

John Huston est un géant, tout simplement l’un des plus grands metteurs en scène de l’histoire du cinéma. Scénariste, réalisateur, acteur, aventurier, sa vie à la patine des grands hommes remarquables. Auteur de films noirs d’anthologie, Le faucon maltais (The Maltese Falcon, 1941), Quand la ville dort (The Asphalt Jungle, 1950), de western, Le vent de la plaine (The Unforgiven, 1960), de guerre, The Red Badge of Courage (1951, d’aventures, The African Queen (1951), L’homme qui voulut être roi (The Man Who Would Be King, 1975) et d’autres adaptations époustouflantes, Le trésor de la Sierra Madre (The Treasure of the Sierra Madre, 1948) d’après B. Traven, Moby Dick (1956), d’Herman Melville, Reflets dans un œil d’or (Reflections in a Golden Eye, 1967) Carson McCullers, Le malin (Wise Blood, 1979) Flannery O’Connor, Au-dessous du volcan (Under the Volcano, 1984) Malcolm Lowry, jusqu’à ce final sublime, Gens de Dublin (The Dead, 1987), miracle cinématographique d’après le court récit de James Joyce, parachève une œuvre phénoménale.

Avec Freud, John Huston livre un film audacieux, complexe et intelligent. A la fin des années 50, John Huston commande un scénario original à Jean-Paul Sartre sur Sigmund Freud. Le philosophe de l’existentialisme, anti-freudien, livre à Huston, un premier traitement à la fin de l’année 58. 95 pages qui enclenchent la rédaction du scénario. Fin 1959, Sartre aboutit à un scénario de 300 pages. Huston y trouve la matière à son film, mais le scénario s’égare dans des histoires parallèles et de longs dialogues. Huston retravaille le texte avec Sartre afin de le réduire. Le travail avec l’auteur de Huis clos s’avère difficile. Ils coupent, éliminent des séquences et des personnages.

Jean-Paul Sartre « s’inspire » de Let There Be Light (1946), le documentaire de John Huston, sur les traumas et traitements mis en place pour les soldats revenus de la Seconde Guerre mondiale. Documentaire interdit par l’Armée américaine jusqu’en 1980. Tandis que John Huston tourne Les Désaxés (The Misfits, 1960) écrit par Arthur Miller avec Clark Gable, Marilyn Monroe et Montgomery Clift, dans le Nevada, Sartre poursuit son travail d’écriture sur Freud.

John Houston réussit à convaincre Edward Muhl, responsable de la production d’Universal, de financer le futur film. Muhl pose toutefois des conditions, l’aspect « théorie de la sexualité », les positions de Freud, représentant un risque de censure et de problèmes avec les ligues de vertu et l’Eglise, il demande au cinéaste d’obtenir l’approbation de l’Eglise catholique de New York !  John Huston d’origine irlandaise catholique, réussit à les convaincre, ce qui n’est pas une mince affaire, tant Freud est la bête noire des religions sans parler de Sartre. « Je pense en effet que, pour une bonne part, la conception mythologique du monde qui anime jusqu’aux religions les plus modernes n’est autre chose que psychologie projetée sur le monde extérieur. » Freud (in Psychopathologie de la vie quotidienne (1901), Editions Payot).

Huston n’est pas satisfait de la dernière version du scénario remis pas Sartre. Il charge Charles Kaufman avec qui il a travaillé sur Let There Be Light de reprendre le script. Sa version s’apparente à une biographie classique hollywoodienne. Huston décide de faire lui-même le taf, il est un scénariste de grande qualité, il s’y attelle avec Wolfgang Reinhard et son assistante Gladys Hill. Huston aboutit à un étonnant thriller intérieur et extérieur. Il fallait rendre la complexité de la structure compréhensible à l’écran, Huston et son directeur de la photographie, Douglas Slocombe, jouent sur le surdéveloppement du négatif afin d’obtenir plus de contraste. «  Dans la gamme du noir et blanc, nous devions avoir cinq styles différents : le récit, les flash-backs, les rêves, les cauchemars, les souvenirs. » (D. Slocombe in Positif n° 246, septembre 1981). Le résultat au-delà de sa beauté plastique, par sa mise en scène, Huston  « visualise » l’inconscient, afin de permettre au spectateur de « naviguer » à l’intérieur du récit sans se perdre.

Pour interpréter Freud, John Huston reprend Montgomery Clift avec qui il vient de terminer Les Désaxés. Montgomery Clift débute très jeune au théâtre dans une troupe d’amateurs. A 15 ans, Clift joue à Broadway. Elia Kazan, le repère, le dirige sur scène dans les pièces de Tennessee Williams, entre autres. Son jeu, fragile et assoiffé de vie, est d’une grande modernité. Howard Hawks lui confie un formidable rôle auprès de John Wayne dans La Rivière rouge (Red River, 1948), un des chefs-d’œuvre du western. Clift entre directement dans la cour des grands en haut de l’affiche.

Dès son film suivant, Les Anges marqués (The Search, 1948) de Fred Zinnerman, il décroche une nomination à l’Oscar. William Wyler le dirige à son tour dans l’admirable adaptation d’Henry James, L’Héritière (The Heiress, 1949), qui valut un Oscar à Olivia de Havilland. En trois films, Clift s’est imposé à l’écran. Il forme avec Elizabeth Taylor, au sommet de sa beauté, dans le très noir Une place au soleil (A Place in the Sun, 1951), l’un des plus séduisants couples de l’histoire du cinéma. Clift enchaîne les grands rôles. Prêtre dépositaire d’une terrible confession dans La Loi du silence (I Confess, 1953) d’Alfred Hitchcock, une époustouflante prestation. Il triomphe dans Tant qu’il y aura des hommes (From Hee to Eternity, 1953) à nouveau sous la direction de Fred Zinnerman.

Clift au sommet de sa popularité, frôle la mort dans un terrible accident de voiture. Défiguré, son visage est refait grâce à la chirurgie esthétique. Il ne revient au cinéma qu’en 1957-1958 avec deux fresques d’Edward Dmytrick, L’Arbre de vie (Raintree Country) où il retrouve son amie, Elizabeth Taylor et Le Bal des maudits (The Young Lions), avec son « rival » Marlon Brando. Soudain, l’été dernier (Suddenly, Last Summer, 1959) de Joseph L. Mankiewicz, avec Elizabeth Taylor, Le fleuve sauvage (Wild River, 1960) d’Elia Kazan, Les Désaxés (1961) et Jugement à Nuremberg (Judgment à Nuremberg, 1961) de Stanley Kramer, cette série prodigieuse, précède Freud. « Monty avait une quantité terrible de problèmes psychiques. Il arrivait même quelquefois qu’on ne puisse pas le regarder tant il souffrait. » Elia Kazan (Kazan par Kazan, entretiens avec Michel Ciment, Editions Stock / Ramsay Cinéma). Cette souffrance jusqu’au malaise transparaît à l’écran.

Le tournage de Freud n’est pas de tout repos, Clift doit faire face à ses démons, l’alcool et la drogue. Huston, qui a de l’estime pour l’acteur, est irrité par son comportement. Le torchon brûle entre les deux hommes. Ils ont un désaccord fondamental sur la manière d’aborder le personnage. Clift réécrit les dialogues, manière peut-être pour lui, de réduire le texte original, difficile et long. L’acteur, depuis son accident a des troubles de la mémoire. Le tournage est un enfer pour Clift et Huston. A cela, s’ajoute d’autres soucis pour Huston, les désirs de la jeune Susannah York d’imposer ses vues sur son personnage. Huston la recadre et gardera un mauvais souvenir de l’actrice (Sartre voulait pour le rôle Marilyn Monroe). Toujours est-il que la mise en scène de Huston est formidable et l’interprétation de Montgomery Clift digne d’éloges.

L’accueil critique de Freud est plus que mitigé, l’aveuglement pour Sartre, qui refuse d’être au générique y est certainement pour beaucoup. Les aléas de la production sont mis en avant afin de mieux évacuer le propos du film. Freud est condamné aux oubliettes. Des reprises successives au cinéma durant les années 80 permettent de le réévaluer. Les spectateurs restent pantois devant l’audace du film, sa structure, sa mise en scène et la modernité du jeu. Freud, contrairement à l’idée répandue, n’est pas un Huston mineur, mais un maillon important de son œuvre. Ce long « voyage » initiatique, anticipe, à plus d’un titre, sur le dernier Kubrick, Eyes Wide Shut. Incontournable.

Fernand Garcia

Freud, passion secrète, une magnifique édition (combo Blu-ray + DVD et livre) de Rimini Editions. Le report impeccable en HD, restauré en 2k, du film sur un Blu-ray, les bonus sont sur un DVD. Masterclass de John Huston, extraits d’une conférence en 1981 audio (36 mn). Freud les yeux grands ouverts, analyse de la séquence du cauchemar de Freud par Bernard Benoliel, intervention « éclairante » réalisée lors de la rétrospective John Huston pour la Cinémathèque française (séquence + audio, 15 mn). Freud, le film oublié par Marie-Laure Susini, psychanalyste et écrivain (17 mn) et enfin pour clore cet ensemble de premier ordre, Secret d’adaptation par Marie-Laure Susini « Il y a une logique signifiante dans tous les dialogues… » analyse de la construction dramatique d’une aventure intérieure de 10 ans par John Huston, passionnant (11 mn). Rimini Editions ajoute à ce corpus un livre : Histoire d’un film sous influence(s) de Marc Godin. L’auteur suit le déroulé du film, avec la reprise de propos et anecdotes souvent contradictoires issus de différentes sources, biographes, entretiens, critiques, etc. (80 pages).

Freud, passion secrète (Freud – The Secret Passion), un film de John Huston avec Montgomery Clift, Susannah York, Larry Parks, Susan Kohner, Eileen Herlie, Fernand Ledoux, David McCallum, Rosalie Crutchley, David Kossoff, Eric Portman… Scénario : Charles Kaufman et Wolfgang Reinhardt (et John Huston, non crédité) d’après une histoire de Charles Kaufman et un scénario de Jean-Paul Sartre (non crédité). Directeur de la photographie : Douglas Slocombe. Décors : Stephen B. Grimes. Costumes : Doris Langley Moore.  Montage : Ralph Kemplen. Musique : Jerry Goldsmith. Producteur associé : George Golitzen. Producteurs : John Huston – Wolfgang Reinhardt. Production : Universal International. Etats-Unis. 1962. 140 mn. Noir et blanc. Format image : 1.85 :1. 16/9e. Son : Version originale avec sous-titres français. Dual mono. DTS-HD. 2.0. Tous Publics.