Du plomb pour l’inspecteur – Richard Quine

Paul Sheridan (Fred MacMurray) est flic. Un type de la base, une carrière sans éclat, la routine au service de la hiérarchie, sa vie est passée en un clin d’œil. La quille approche, et devant – rien. Sheridan est devenue sans s’en rendre compte un solitaire. Il ne fait plus aucune différence entre la nuit et le jour, ce qui importe est d’être sur le terrain, d’avoir de quoi tuer les heures. Et puis, une nuit, sa carapace se fissure, il entre en contact avec la fille qu’il colle au train. Sheridan a franchi la ligne jaune comme il a vécu jusque-là presque en somnambule. Lona (Kim Novak) l’a ému. Sa beauté distance les hommes. Elle attend le retour de Wheeler, braqueur dont le dernier coup a fait une victime, un policier. Sheridan et Lona deviennent amants; l’espace d’une nuit, leurs solitudes s’accordent. Sheridan doit la surveiller avec ses collègues et fait installer une planque dans l’immeuble en face de l’appartement de Lona…

Du plomb pour l’inspecteur est un classique du film noir, un joyau du genre. Le film est une alchimie parfaite, un scénario parfaitement construit, une mise en scène d’une grande intelligence et une interprétation parfaite. Le scénario de Roy Huggins s’inspire de deux romans, ce qui est étonnant, tant la construction dramatique est sans failles. On peut dire que le scénario est dans la périphérie d’Assurance sur la mort (Double Indemnity, 1944) de Billy Wilder, comme une sorte de variation, mais Du Plomb pour l’inspecteur à son autonomie propre. Un hold-up, une planque et un dénouement tragique. A son couple illégitime, Sheridan et Lona, Huggins développe  un couple idéal en parallèle. Collègue de Sheridan Rick (Philip Carey) tombe amoureux d’une infirmière, Ann Stewart (Dorothy Malone), voisine de Lona. Ce futur couple exemplaire porte déjà en lui les métastases de la discorde, ses fondements ne sont pas l’amour mais l’idée de l’amour.

 Richard Quine est un cinéaste qui reste méconnu malgré de magnifiques réussites. Acteur depuis ses onze ans, Quine passe à la réalisation en 1948 en cosignant avec William Asher Leather Gloves. Il devient vite un réalisateur à part entière et avec Blake Edwards au scénario dirige plusieurs comédies musicales pour la Columbia. Ex-danseur, il donne un rythme aérien d’une grande élégance à ses films. Sa rencontre avec Kim Novak va être décisive pour la suite de sa carrière. Il la filme amoureusement dans Du plomb pour l’inspecteur. Ses tenues sont incroyablement sexy, son chemisier lui colle à la peau, et on devine qu’elle ne porte pas de soutien-gorge. Novak va être sa muse et l’objet de sa chute. Des comédies originales et somptueuses seront écrites pour elle: L’adorable voisine (Bell Book and Candle, 1958), L’Inquiétante dame en noir (The Notorious Landlady, 1962) et un mélodrame d’une grande sensibilité, Liaisons secrètes (Strangers When We Meet, 1960) avec Kirk Douglas. Rapports conflictuels avec Novak auront une incidence directe sur les réalisations de Quine.

Quine travaille sa mise en scène en plongeant au cœur des personnages, comme un metteur en scène de théâtre. C’est à partir des personnages que Quinn élabore sa mise en scène, véritable ballet entre les deux immeubles. Il utilise les allers et venus, les poursuites, les rencontres en cachette pour faire un film de mouvements des corps dans l’espace, ce qui entraîne aussi un mouvement des sentiments, des désirs brûlants qui consument Sheridan et Lone, et du voyeurisme qui va fabriquer le second couple. Quine reste au plus près de ses acteurs, pas à pas, il entre dans l’intime, dévoile les sentiments et les méprises du cœur. Un exemple de gestion d’une intrigue principale implacable au mouvement inéluctable et suspense intense et de la porosité de l’intime. Rien ne serait possible sans une distribution au chaque acteur, du plus petit au grand rôle, parfaitement choisi.

Fred MacMurray n’a que quarante-six ans quand il endosse l’imper de l’inspecteur.  Il est comme désincarné, Américain moyen, flic sans grande personnalité et complètement cramée. Il donne l’impression de ne pas jouer, d’être en bout de course, pourtant, par de petits détails, des intonations, des regards, il indique l’évolution d’un personnage qui tente, très mal, de prendre son destin en main. MacMurray est réellement un acteur sous-estimé. Il faut une grande maîtrise du jeu pour donner corps à un homme insignifiant. MacMurray y réussit parfaitement.

Pour sa première apparition à vingt et un ans au cinéma, Kim Novak crève littéralement l’écran. Elle nuance son rôle de femme fatale. D’une beauté renversante, un visage  impeccable, blondeur simple  et un regard coupant comme un diamant. On s’interroge tout le long sur son personnage. Est-elle une manipulatrice ou d’une sincérité confondante – un doute qui ne nous quittera qu’au dernier plan. Comment une aussi magnifique femme peut-elle aller avec un type aussi fade, vieux, fatigué ? « Ce qui est sale, ce sont les gens, par l’argent. » Est-elle simplement fascinée par tout ce qui brille ? Lona est bien plus qu’une femme fatale, elle est une femme complexe tant l’on projette sur elle tous les sentiments contradictoires et sombres. La clé du personnage est dans ce périmètre, où l’on veut à tout prix qu’elle corresponde à ce que nous voulons qu’elle soit. Comme les flics qui l’observent. On la voit mais on ne l’entend pas. Même Sheridan se perd dans une confusion des sentiments. Ce qui est beau dans le film, c’est qu’au fur et à mesure que Sheridan tombe viscéralement amoureux de Lona, plus il pense devoir lui donner des gages, des preuves irréfutables de son amour… et que peut lui apporter un flic comme lui, l’argent de son amant gangster…

Aveuglé, Sheridan ne comprend pas Lona. La fin, tragique, est un moment sidérant d’humanité. Instant de grâce, où Lona s’avance vers Sheridan simplement dans la nudité de ses sentiments. Scène finale dont Jean-Luc Godard se souviendra pour A bout de souffle.

Du plomb pour l’inspecteur un chef-d’œuvre du film noir… tout simplement.

Fernand Garcia

Du Plomb pour l’inspecteur  est édité en DVD dans la Collection Film Noir par Sidonis/Calysta, Master haute définition (noir et blanc magnifique) avec en complément de programme deux présentations du film, l’une par Bertrand Tavernier qui revient sur le film et Richard Quine (24 mn), et l’autre – par François Guérif sur le scénario et… Kim Novak (14 mn), enfin, une galerie photo et la bande-annonce américaine d’époque.

Du Plomb pour l’inspecteur (Pushover) un film de Richard Quine avec Fred MacMurray, Kim Novak, Philip Carey, Dorothy Malone, E.G. Marshall, Allen Nourse… Scénario : Roy Huggins d’après le roman de Thomas Walsh & Bill S. Ballinger. Directeur de la photographie : Lester White. Décors : Walter Holscher. Montage : JeromeThoms. Musique : Arthur Morton. Producteurs : Jules Schermer & Philip A. Waxman. Production : Columbia Pictures. Etats-Unis. 1954. 82 mn. Noir et blanc. Format 1.85 :1. Ratio 16/9. Son : Version originale sous-titrée en français et Version Française. Tous Publics.