Dirty Difficult Dangerous – Wissam Charaf

Dirty Difficult Dangerous a été dévoilé en ouverture de Giornate degli Autori à la 79e Mostra de Venise en 2022 et a suscité un intérêt accru dans de nombreux festivals grâce à ce drame romantique insolite se déroulant à Beyrouth avec quelques séquences tournées en Corse (à l’hôpital) et dans un véritable camp de réfugiés syriens près de la frontière syrienne.

Le titre du film diffère selon la langue. En arabe, le titre se traduit par Fer, cuivre et piles en hommage, entre autres, aux difficultés rencontrées par les réfugiés syriens lorsqu’ils tentent de trouver du travail au Liban et finissent par errer dans les rues pour ramasser de la ferraille à revendre.

Ce film a remporté à juste titre : le Label Europa Cinemas du meilleur film à la Mostra de Venise 2022, le prix du public au Festival Entrevues 2022, le prix de la Critique – Mention spéciale Wissam Charaf (réalisateur) au Festival de Hambourg 2022, et au Festival international du film de Springs, le prix Bridging the Borders, 2023.

Il a été sélectionné et nominé aux : Festival du film asiatique de Hong Kong 2022 : Prix Nouveau Talent, au Festival international du film de la mer Rouge 2022 : Prix du Meilleur long métrage et Meilleur film et au Festival du film de Thessalonique 2022 au : Prix Golden Alexander Meet the Neighbours Competition et à la 44e édition de Cinemed, le festival du cinéma méditerranéen de Montpellier 2022.

Le réalisateur franco-libanais après avoir travaillé dans le passé comme monteur et cameraman de reportages pour la chaîne Arte et comme assistant réalisateur sur des vidéo-clips, avait réalisé 4 court-métrages et un documentaire. Son premier long-métrage, Tombé du ciel présenté à l’ACID au Festival de Cannes en 2016, se distingue par son élément comique et dramatique.

De ses premiers courts métrages : Hizz, Ya Wizz, Un héros ne meurt jamais, L’armée des fourmis, Après et Souvenir inoubliable d’un ami, ainsi qu’un documentaire It’s all in Lebanon  à son premier long métrage de fiction Tombé du ciel, et son dernier film Dirty Difficult Dangerous,  le cinéaste cultive un sentiment d’étrangeté au service d’un malaise de la société libanaise contemporaine et porte un regard d’auteur sur une réalité complexe et compliquée, comme celle du Liban d’aujourd’hui.

Wissam Charaf a choisi dans Dirty Difficult Dangerous le format 4:3 ainsi qu’une photographie de Martin Rit qui a tourné parfois en Steadycam, quelques travellings et une caméra qui bouge pas mal et qui capture l’environnement claustrophobe que les protagonistes vivent. Quelques plans d’ensemble induisent le film avec un sentiment dystopique. Le ton et la scénographie sont minimalistes et la lumière très brute, presque saturée, rend l’ensemble à la fois pâle et criard. Le scénario émouvant est écrit par le réalisateur avec Mariette Desert et Hala Dabaji.

Wissam Charaf dans Dirty Difficult Dangerous est un nouveau nom dans le domaine de l’humour ironique et souvent noir qui a été l’œuvre de certains cinéastes. On a l’impression à tort ou à raison qu’il poursuit sa filiation avec le cinéma indépendant de Jacques Tati, Elia Suleiman, Jarmusch ou encore Aki Kaurismäki. Ainsi, à l’instar de Tati, les rues à Beyrouth dans lesquelles évoluent les personnages semblent désertes, comme si la vie humaine avait été évacuée pour faire place à une fable.

Bien qu’il ne soit pas le premier film à aborder les problèmes des réfugiés, Charaf  éprouve une compassion profonde pour ces étrangers. Il aborde ce sujet d’une manière résolument différente même si le cinéaste essaie de couvrir beaucoup de terrain en créant des sauts dans le récit gênant ainsi le déroulement de leur histoire.La fable dans ce film fonctionne tantôt comme une mélodie extravagante, tantôt comme la traduction d’une triste fatalité.Charaf explique :« Je ne voulais pas faire un film à la Ken Loach. C’est un cinéaste que je respecte mais je ne me sens pas d’investir le champ du cinéma social. Sauf que d’un seul coup je me suis rendu compte qu’il y avait ça autour de moi. L’autre déclic, c’est ce film d’Ulrich Seidl, « Paradise », qui enferme ensemble une catholique extrémiste et un musulman tout aussi extrémiste, de manière très frontale. Comment, à l’instar de ce film, marier des choses impossibles ?…  « Autant le film parle d’un monde qui est très présent, très palpable, autant lui venait d’un autre univers, pour diluer le réel. C’est le nuage de lait dans la tasse de thé, qui fait que le film a ce ton de décalage, pas franchement comique, mais à cheval entre la sur-réalité (les causes sociales, la souffrance au jour le jour et un autre monde, une autre possibilité) ».

Dirty Difficult Dangerous, démarre avec des femmes d’ascendance africaine entonnant des chants religieux à Beyrouth. La musique du film oscille entre une belle partition de chansons éthiopiennes avec un bon mélange de musique traditionnelle levantine.

Sous un ciel très bleu, on se perd un peu avec les velléités métaphoriques du cinéaste comme cette étrange apparition métallique au bras d’Ahmed, le réfugié syrien (Ziad Jallad), vivant dans la rue. Une histoire d’amour se noue entre lui et une jeune éthiopienne Mehdia (Clara Couturet) qui a dû apprendre l’arabe, phonétiquement, avec un accent éthiopien en travaillant comme femme de ménage pour Leila (Darina Al Joundi) qui joue le rôle de la femme d’Ibrahim, rôle qui n’est ni bon ni mauvais et enfin Ibrahim (Rifaat Tarabay). La bonne sert de plus en plus d’infirmière pour ce dernier, souffrant de distorsions cognitives parfois agressives tandis que son fils Fadi (joué par le réalisateur lui-même), emploie une autre femme de ménage sans que personne ne sache vraiment pourquoi, une gentille bengali qui ne parle pas un mot d’arabe.

Dirty Difficult Dangerous s’interroge sur le sens de l’hospitalité douteuse chez certains Libanais dans un pays secoué depuis plusieurs décennies par le conflit israélo-palestinien et l’asile plus ou moins « offert » aux exilés palestiniens (L’UNRWA compte 475 075 réfugiés palestiniens enregistrés dans ses douze camps de réfugiés au Liban). Outre les Palestiniens, il y a 1,5 million de réfugiés syriens et quelque 13 715 réfugiés d’autres nationalités. Seuls les riches et les pauvres libanais restent en réalité dans le pays. La classe moyenne au Liban essaie de partir quand elle le peut. Cette même classe considérait avec les riches les Éthiopiens et les Somaliens comme une source durable de main-d’œuvre bon marché. Et le trafiquant de femmes est encore pire que tout. Celui-ci détient le passeport des étrangers et de Mehdia et propose au fils une rivalité avec une nouvelle bonne du Bangladesh : « Les Éthiopiens ne sont plus aussi obéissants qu’avant », dit-il. Charaf s’exprime : « C’est un système assez horrible, qui plonge ces gens dans la servitude. Il existe dans beaucoup de pays arabes, dans les pays du Golfe notamment. Où les passeports des domestiques sont systématiquement confisqués, où ces gens ont très peu de droits ».

Alors que le pays est confronté à sa pire crise socio-économique, la classe pauvre et même la classe moyenne libanaise (plus de la moitié vit en dessous du seuil de pauvreté) ainsi que les réfugiés vulnérables sont profondément touchés par une forte augmentation de la pauvreté. Neuf réfugiés syriens sur dix vivent dans une extrême pauvreté. La méfiance envers eux est grandissante : Une banderole agitée dans une rue qui indique : « Couvre-feu pour les Syriens du coucher au lever du soleil ». A ce sujet Charaf s’explique : « Le Liban est toujours le pays qui accueille le plus de réfugiés au monde, per capita. Les Libanais sont devenus maintenant pauvres et ils dénoncent parfois le fait que les réfugiés qui perçoivent de l’aide des agences des Nations Unies alors qu’eux ne reçoivent plus rien. La situation s’est inversée. D’ailleurs, c’est un peu ça qui se joue dans le film, à chaque fois j’inverse les situations. L’Ethiopienne va chez les Syriens qui la virent, le Syrien va chez les Ethiopiennes qui le virent, tout le monde vire tout le monde. J’essaie toujours d’inverser les situations et de créer systématiquement des quiproquos. »

Abus physique par le vieil homme, le colonel à la retraite Ibrahim est possédé par Nosferatu de Murnau dans le film de Charaf. Il erre dans son appartement, se faisant passer pour l’incarnation mort-vivante de Max Schreck, l’acteur allemand connu pour avoir tenu le rôle du comte Orlock dans Nosferatu. Ibrahim tente d’étrangler Mehdia, qui se soumet en silence. L’instant d’après, il est parfaitement rationnel et sympathique. L’utilisation du Nosferatu de Murnau comme métaphore caractérise peut-être la relation presque inhumaine, entre la famille bourgeoise et la jeune Mehdia : Wissam Charaf s’explique : « Cette idée vient du fait que ma femme et moi-même sommes très fans de Bela Lugosi (un acteur américain d’origine hongroise surtout connu pour ses rôles dans des films d’horreur comme celui du comte Dracula en 1931, Ygor dans Son of Frankenstein en 1939). Or, pour des questions de droits, ce fut finalement Nosferatu. Ce vieux qui se transforme en vampire, ça participe toujours de cette idée du décalage. Il voit la jeune femme telle qu’on peut la voir dans les films de vampires : la victime innocente. Autant son épouse est forte et il ne pourrait la mordre, autant il trouve en Mehdia ou Koussouma des proies faciles.« 

Dans un film qui parle de romance presque impossible et de la situation difficile des immigrés, on peut s’interroger sur l’utilisation de la démence d’Ibrahim qui se prend pour Nosferatu, comme une forme de soulagement comique. Le cinéaste explique : « L’idée était de lier ces deux causes, de mettre ce couple dans une situation intenable, et d’introduire néanmoins des éléments poétiques et absurdes pour échapper au film social. Il me fallait y introduire le décalage… ».

Wissam Charaf construit un monde dont la sympathie pour la condition humaine se reflète dans presque toutes les images de ce film. Des fragments d’empathie pour les deux âmes perdues parsèment son film de commentaires ironiques sur le sort des réfugiés. Comment résoudre un problème d’inégalité sociale comme cette femme bourgeoise qui déambule dans les copropriétés des bons quartiers, proposant aux domestiques étrangères un concours avec des questions assez basiques pour gagner une nuit dans un hôtel de luxe : « Quelle est la capitale du pays, quelle est l’actuelle monnaie ?« .

Mehdia et Ahmed sont victimes de la guerre et des inégalités, coincés dans une ville déterminée à les traiter comme des citoyens de seconde classe. Tous les deux vivent dans un monde particulièrement difficile et tentent de créer leur propre petit paradis qui leur procure joie et espoir bien qu’ils soient issus de cultures et de parties du monde entièrement différentes. Mais bien qu’Ahmed soit syrien, son privilège masculin reste évident comme dans de nombreux pays arabes et ailleurs, recevant des offres pour vendre Mehdia en servitude. Toutefois, les deux protagonistes luttent ensemble contre les obstacles à leur relation amoureuse. Ils s’arrachent aux moments où ils peuvent être ensemble, à l’abri des regards indiscrets jusqu’au jour où Mehdia le ramène chez son employé et est découvert par sa femme. Ils se dirigent alors vers un véritable challenge : leur histoire n’a plus d’avenir, mais ils n’ont rien à perdre. Alors ils décident de fuir à la recherche désespérée d’une « vie meilleure ».

C’est le choix du cinéaste d’accorder la priorité à la relation entre les deux amoureux plutôt que de laisser cette histoire romantique se perdre au milieu d’un récit sur les réfugiés et l’environnement dans lequel ils vivent : « Mehdia et Ahmed, tous les deux, sont des Atlas ou des Sisyphes des temps modernes. Leur activité, c’est de porter. Mehdia, elle, porte le vieux toute la journée – même quand il l’agresse, elle doit le repousser mais tout autant soutenir son poids. Ahmed porte des objets métalliques. Et à la fin, il se transforme en objet métallique, en est réduit à se porter lui-même. J’ai voulu injecter quelque chose qui serait de l’ordre de la légende, de l’impalpable dans ce film où la plupart des enjeux sont très terre à terre, explique le cinéaste. »

Dirty Difficult Dangerous questionne l’évolution du système de classes et le dépeint avec honnêteté. Mehdia est appréciée lorsqu’elle rend service à ses employeurs, mais est immédiatement punie lorsqu’elle montre son interaction avec Ahmed.  Ce dernier, passe sa journée à ramasser pour survivre du métal qu’il parvient à acquérir en les collectant dans les rues puis en les revendant. Du métal qui d’ailleurs lui envahit le bras depuis qu’il a été touché par une bombe en Syrie qui l’a brûlé. : Il ne souffre pas mais l’affliction se propage et le transforme d’une manière kafkaïenne pas tout à fait comme dans le film Tetsuo de Shin’ya Tsukamoto où l’on voit un homme se transformer lentement en un hybride de chair et de métal.

Ce film est avant tout une expérience personnelle du cinéaste : « L’idée du métal dans la chair d’Ahmed, c’est aussi quelque chose qui m’est arrivé. J’ai sauté sur une grenade israélienne quand j’avais neuf ans, pendant la guerre. Mon corps est encore plein d’objets métalliques, qui bougent et parfois remontent à la surface. Je porte en moi des éclats d’obus, j’en ai un dans la tête, derrière l’œil, on ne sait jamais si un jour il va me tuer. L’idée était de reprendre cette expérience intime et de montrer qu’un corps peut se transformer en métal, que la guerre peut corrompre et corroder ses victimes, même celles qui n’ont pas participé aux hostilités. Un des leviers du décalage serait de montrer ça : quelqu’un dont le corps se transforme d’une façon totalement improbable. C’est un personnage qui est à la fois désincarné, pas très expressif, mais qui porte en lui une forte charge symbolique ».

Un beau film à voir absolument malgré ses quelques défauts surtout ce qu’il raconte c’est quelque chose du vécu du cinéaste. Kurosawa le grand cinéaste japonais a insisté sur l’importance de l’expérience personnelle dans l’écriture et la réalisation : « À moins d’avoir une riche réserve à l’intérieur, vous ne pouvez rien créer. La mémoire est la source de votre création. Que ce soit à partir de la lecture ou de votre propre expérience de la vie réelle, vous ne pouvez pas créer à moins d’avoir quelque chose en vous ».

Norma Marcos

Dirty, Difficult, Dangerous, un film de Wissam Charaf avec Clara Couturet, Ziad Jallad, Rifaat Tarabay, Darina Al Joundi, Kawsie Chandra, Ghina Daou… Scénario : Wissam Charaf, Hala Dabaji, Mariette Désert, d’après une idée originale de Wissam Charaf et Hala Dabaji. Images : Martin Rit. Décors : Terry Chalouhi. Son : Pierre Bompy. 1re assistante réalisatrice : Anaïs Versini. Casting : Sandie Galan Perez. Montage : Clémence Diard. Musique : Zeid Hamdan. Coproducteurs : Marco Valerio Fusco, Micaela Fusco, Pierre Sarraf. Productrices : Charlotte Vincent, Katia Khazak. Production : IntraMovies, Aurora-Films, Né à Beyrouth Films. Distributeur (France) : JHR Films (Sortie salle : 26 avril 2023). France, Italie, Liban, Qatar. 2022. 83 minutes. Couleur. Format image : 1.33 :1. DCP. Tous Publics.