Callisto McNulty – Interview

Delphine et Carole, Insoumuses – est un documentaire passionnant de Callisto McNulty sur l’incroyable énergie créatrice de deux femmes, Carole Roussopoulos et Delphine Seyrig, au service des luttes pour les droits des femmes.

KinoScript : Votre film a une grande valeur historique, il témoigne de la ferveur féminine dans le combat des femmes. Etait-il important pour vous de participer au Festival International de Films de Femmes ?

Callisto McNulty : Participer à un Festival de Films de Femmes me tient particulièrement à cœur. D’abord, pour une raison personnelle : Carole Roussopoulos, qui était ma grand-mère, y a présenté son film Debout ! pour lequel elle a gagné le prix du public. Participer à ce festival est également une façon pour moi de défendre les images réalisées par des femmes et d’aller à la rencontre d’autres réalisatrices. Le Festival de Créteil est formidable, il favorise la communication entre les réalisatrices qui y participent, notamment à travers le colloque organisé. J’ai eu beaucoup de plaisir à découvrir les visions de chacune, leur créativité et de discuter avec elles des difficultés qu’elles pouvaient rencontrer en tant que femmes réalisatrices.

KS : Carole Roussopoulos était votre grand-mère. Comment avez-vous découvert son œuvre ? Dans la production du film, avez-vous appris des choses que vous ignoriez sur elle ? Comment grandit-on à côté d’une femme très engagée politiquement pour la cause féminine qui faisait trois, quatre films documentaires par an ? Pensez-vous que cet engagement était facile à transmettre ?

Callisto McNulty : J’étais très proche de Carole, je passais toutes mes vacances avec elle en Suisse jusqu’à sa mort, j’avais alors 19 ans. Je dirais que Carole m’a transmis son féminisme de façon naturelle, j’ai grandi aux côtés d’une femme qui ne renonçait à rien : il était possible d’être à la fois une réalisatrice indépendante et prolifique (elle a réalisé plus d’une centaine de films), une mère, une grand-mère, être en colère, tout en profitant des plaisirs de la vie, elle menait ses combats tout en faisant des pédicures à ses petites-filles ! Je dirais que le féminisme est donc quelque chose dont j’ai hérité bien sûr mais que j’ai réellement commencé à théoriser lorsque j’ai fait mes études de « gender studies » en sociologie à Goldsmith, à Londres. C’est là-bas que ces questions ont commencé à me traverser de façon moins affective, davantage par la recherche. J’ai vraiment rencontré le travail de Carole à cette occasion. En visionnant ses interviews et ses films, j’ai découvert une grande ouverture à l’autre, une humilité et une énergie contagieuse. Ce film a été l’occasion pour moi d’engager un dialogue avec elle et sa vision de réalisatrice.

KS : Quand est-ce que vous avez appris la relation de Carole et Delphine ?

Delphine est décédée l’année de ma naissance, en 1990. Je ne les ai donc jamais connues amies. Delphine était néanmoins une présence familière, Carole parlait régulièrement d’elle. Des photos de India Song et Jeanne Dielman m’ont accompagnée en Suisse et en Grèce. Mais c’est en visionnant le projet de documentaire que Carole a réalisé un an avant sa mort, en 2009, que j’ai saisi l’intensité politique et humaine de leur relation. Cette maquette, intitulée Delphine par elle-même, était un projet auquel Carole tenait particulièrement. Elle y dévoilait un visage moins connu de la comédienne, celui de la féministe. Avec Géronimo Roussopoulos et Alexandra Roussopoulos (les enfants de Carole), nous nous sommes rendu compte que ce portrait de Delphine était également un autoportrait en creux de Carole. Ce projet inabouti été le point de départ de notre film. Il nous a semblé comme une évidence d’inclure la parole de Carole pour raconter leur trajectoire commune de féminisme enchanté à travers la vidéo et le cinéma.

KS : Elles furent des pionnières de la vidéo, à l’époque le cinéma militant était, pour des raisons de coût et de facilité de tournage, en 16 mm pourquoi ont-elles fait le choix de la vidéo ?

Callisto McNulty : Comme Carole l’explique, les femmes se sont emparées de la vidéo car il s’agissait d’un medium économique et surtout sans histoire, vierge de toute « colonisation » masculine, contrairement à la télévision ou au cinéma. La vidéo a été un outil d’action politique, permettant non seulement aux femmes de documenter leurs luttes mais aussi d’offrir un espace d’expression à celles qui étaient habituellement réduites au silence. Par exemple, la bande vidéo de Carole Roussopoulos Les Prostituées de Lyon Parlent (1975) a permis aux prostituées occupant l’église Saint-Nizier de Lyon d’être vues et entendues par les passants, grâce à un ingénieux dispositif vidéo mis en place à l’extérieur de l’église. La vidéo a été pour Delphine et Carole un moyen d’introduire la question du « female gaze » (le regard féminin) : la volonté de se réapproprier la représentation du féminin, que les expériences des femmes soient définies par elles-mêmes et non par d’autres, ou au travers d’un regard masculin, oscillant souvent entre sexualisation et sacralisation. Cette question des voix et visions de femmes sont centrales dans le film.

KS : Vous vous sentez héritière du combat de Carole ?

Callisto McNulty : « Héritière », ce mot me fait un peu peur, il suggère que je m’inscris ou me revendique comme étant dans la lignée de ce que Carole et ses compañeras de lutte ont accompli. Or je ne suis pas aussi militante qu’elles ! Elles sont pour moi des modèles de féminité et d’engagement, dans lesquels je peux puiser de la force, une confiance. En revanche je peux dire que leurs combats constituent un héritage précieux, à la fois personnel et générationnel. À travers ce film, j’ai voulu rendre hommage à ces femmes et à leurs combats, à leur radicalité joyeuse. Même si le contexte a changé, je pense que leurs actions et leurs films donnent un éclairage nouveau aux luttes présentes. Préserver leur mémoire contribue non seulement à la réécriture de l’histoire (au féminin pluriel), mais permet également de constituer des ressources.

KS : Quel regard portez-vous sur Delphine Seyrig ?

Callisto McNulty : Elle est pour moi une femme libre, très moderne, et d’une grande intelligence. J’admire le fait qu’elle n’ait cessé de se questionner, la façon dont son féminisme et sa trajectoire de comédienne se sont éclairés. Il faut avoir beaucoup de courage pour affirmer que « quand on est actrice et qu’on est féministe, on cesse pratiquement de jouer si on ne veut accepter que des rôles qui donnent de la femme une image féministe. Parce que ça n’existe pas ». Elle était à l’écoute, ce qui l’empêchait d’adhérer à certaines choses au cinéma. Le féminisme a été pour elle un outil d’émancipation, lui permettant d’avoir le courage de refuser certains rôles et d’en imaginer d’autres, de réaliser ses propres films et de soutenir des réalisatrices comme Chantal Akerman, Lilianne de Kermadec, Ulrike Ottinger ou Marguerite Duras.

KS : Quelles principales différences vous voyez entre les combats des femmes d’hier et celui d’aujourd’hui ?

Callisto McNulty : Les principales différences me semblent liées au contexte. Sans idéaliser la décennie 70 que je n’ai pas connue, les combats des années 70 semblaient portés par le collectif et un idéalisme post-68, où tout semblait possible. On a peut-être tendance aujourd’hui à adopter une position plus cynique liée à un sentiment d’impuissance individuelle face aux inégalités. J’ai le sentiment que le contexte néolibéral actuel rend les démarches collectives moins naturelles; par ailleurs, il n’est pas si simple aujourd’hui de s’engager sur des projets tout en gagnant correctement sa vie. Néanmoins, il existe de nombreux mouvements (féministes, afro-féministes, queer et trans) qui poursuivent ces questionnements et ces combats. Lors du rassemblement féministe du 8 mars dernier place de la République, j’ai été frappée par les slogans qui sont toujours plein d’esprit et vraiment drôles. Plusieurs banderoles étaient de réelles pépites (« liberté, égalité, sororité », « girls just want to have FUNdamental rights », ou encore « protégeons nos zones humides »).

KS : Avez-vous trouvé une ligne directrice tout de suite ou est-elle apparue au fur et à mesure dans le processus du montage ?

Callisto McNulty : Le film est entièrement réalisé à partir d’images d’archives. J’avais bien sûr en tête quelques grands axes que je voulais aborder comme le droit à l’avortement ou l’engament des prostituées de Lyon, mais la ligne directrice du film s’est construite au montage de manière assez organique. Au fur et à mesure que l’on avançait, certaines images ont commencé à se répondre naturellement. Des sujets entraient en résonance, des bribes d’interviews, des extraits de films de Delphine en tant qu’actrice, et de leurs bandes vidéo féministes de l’époque. Le travail a été long et sinueux et je n’aurais pu le faire sans la monteuse avec qui j’ai travaillé, Josiane Zardoya. On a tricoté une histoire à partir de toute cette matière fantastique. Carole a pris une place de plus en plus importante. On a décidé de resserrer le sujet sur les années 70, afin de se concentrer sur la rencontre de ces deux femmes.

KS : On a entendu beaucoup rire dans la salle pendant la projection de votre film. Les propos qu’on entendait à l’époque, comme, par exemple, la femme fait moins bien la cuisine, semblent complètement obsolètes. Cherchiez-vous à provoquer cet effet comique ?

Callisto McNulty : C’est un vrai bonheur d’entendre des rires dans la salle. Cela montre à quel point le combat de ces femmes restent d’actualité et que l’humour peut être une arme de destruction patriarcale massive très efficace ! J’ai cherché à transmettre leur humour et leur irrévérence par le montage, notamment à travers la confrontation d’archives.

KS : De quels films documentaires vous vous êtes inspirée ?

Callisto McNulty : Ceux de Delphine et Carole ! Beaucoup de réalisatrices m’inspirent même si la forme de leurs films est très différente : Récréations de Claire Simon, La place de l’homme de Coline Grando, Ouvrir la voix d’Amandine Gay ou encore La Permanence d’Alice Diop.

KS : Avez-vous réussi à obtenir un financement classique pour votre film ? Arte vous a suivi dès le départ ?

Callisto McNulty : Ce sont Les films de la Butte et le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir qui ont initialement soutenu le projet. Sophie de Hijes et Nicole Fernandez Ferrer l’ont défendu auprès de Rasha Salti (à la tête de la Lucarne d’Arte) qui nous a ensuite apporté son précieux soutien. L’INA et la boîte de production suisse Alva Films nous a également accompagné.e.s.

KS : Avez-vous présenté votre film dans des festivals étrangers ? Quel a été l’accueil ?

Callisto McNulty : Le film a une très belle vie, il a voyagé à la Berlinale en Allemagne, au FIFDH à Genève sur les terres de Carole où il a reçu le Grand Prix du Jury, et à Zagreb en Croatie. L’accueil a été jusqu’à présent très enthousiaste, il y a beaucoup de rires dans les salles. Je me réjouis de le présenter prochainement à l’institut Français d’Alger et en Corée du Sud au festival de Jeonju. Cela m’intéresse de découvrir les réactions que suscitent ces images et ces paroles de femmes dans des territoires plus éloignés, où le contexte cultuel est très différent.

KS : Pour vous, en quoi le combat des femmes dans le milieu de cinéma consiste-t-il ?

Callisto McNulty : Le premier combat est celui d’une confiance qui reste à conquérir. Le cinéma est un milieu majoritairement masculin, dominé par certains sujets et un regard sur le monde très masculin. Il est important que les femmes investissent cet espace avec leurs visions. Pour ce faire, il faudrait que le milieu du cinéma et les institutions qui le financent tels que le CNC soutiennent davantage les projets de femmes réalisatrices.

KS : Pensez-vous déjà à un prochain projet ?

Callisto McNulty : Je travaille actuellement sur un nouveau projet de documentaire que je co-réalise avec Anne Destival, avec qui j’ai réalisé mon premier film Eric’s Tape (2017). Le film suivra un stage de « féminisation » destiné à des hommes « dominants » (blancs, hétérosexuels, de classe moyenne/supérieure) de tous âges pour interroger leur rapport au féminisme ainsi qu’à la masculinité. Nous appréhendons le féminisme comme une force émancipatrice pour les femmes comme pour les hommes. Or il nous semble que le féminisme et les normes de masculinité (leurs injonctions) restent peu pensés par les hommes. Si l’on veut que les choses changent, il va falloir qu’ils se mettent eux aussi au travail, c’est pourquoi nous leur proposons ce stage à visée rééducative, non sans humour bien sûr !

Propos recueillis par Rita Bukauskaite, avril 2019