Anne-Sophie Nanki

A Genoux les gars détonne dans le paysage cinématographique français actuel par sa manière d’aborder frontalement une problématique contemporaine. Ce balancement entre comédie et drame est le fruit d’un long et patient travail scénaristique. Il nous a donc paru opportun de rencontrer Anne-Sophie Nanki, co-scénariste et principale collaboratrice d’Antoine Desrosières…

KinoScript : Vous écrivez avec Antoine Desrosières depuis de nombreuses années, comment vous êtes-vous rencontrés ?

Anne-Sophie Nanki : Cela remonte à loin, près de 19 ans. J’avais vu par hasard A la belle étoile, le premier film d’Antoine que j’avais adoré. En me renseignant je me suis rendue compte que j’habitais à deux rues de sa maison de production La vie est belle. En guise de lettre de fan, j’ai déposé un scénario, Les anges déchus, que j’ai tapé à la machine, un texte fleuve de 500 pages sans vraiment rien en attendre. J’étais à l’époque lycéenne. Antoine a eu la gentillesse de le lire, de l’apprécier et de me rappeler. Il m’a reçu en rendez-vous. Il m’a dit que le texte était vraiment chouette, qu’il y avait de la vie mais qu’il était structuré n’importe comment, sans colonne vertébrale, des choses qui commencent et sont abandonnées par la suite… mais que là n’était pas l’essentiel, l’écriture ça s’apprend mais retranscrire la vie ne s’apprend pas. Il m’a encouragée à poursuivre. J’ai compris que ce que je faisais était scénariste et que scénariste c’est un métier, que l’on pouvait en vivre. Je n’avais absolument aucun projet professionnel, à l’époque on n’exigeait pas des enfants/élèves dès l’âge 10 – 12 ans de tracer un plan de carrière, de faire des choix déterminants et irréversibles dans leurs vies. J’ai annoncé à mes parents que je voulais devenir scénariste. Ils m’ont dit d’accord, mais ils étaient tout de même un peu retissants. Ils ont obtenu de moi l’engagement que je passe le Bac S et qu’après j’aurais toute liberté.

KS : Un bel accord…

Anne-Sophie Nanki : Une sorte de Gentlemen Agreement entre nous trois. J’ai continué à fréquenter Antoine tout en poursuivant mes études pour le Bac S. L’appartement d’Antoine était devenu ma médiathèque municipale  ce qui ma permis d’avoir accès à des bouquins, des vidéos, des VHS puis des DVD, c’était une éducation buissonnière à partir de ce que je trouvais sur son étagère de ces choix ou de ce qu’on lui donnait.

KS : Durant cette période de « formation », avez-vous participé aux productions ou réalisations d’Antoine Desrosières ?

Anne-Sophie Nanki : Non, bien plus tard, j’ai fait un peu de figuration et filé un coup de main sur un de ses courts métrages : Un bon bain chaud.

KS : Vous avez commencé à écrire ensemble…

Anne-Sophie Nanki : Pas tout de suite, après mes années Fac, il fallait que je travaille. Avec un Master cinéma, on a plein de culture générale, mais pas de valeur sur le marché du travail. J’ai dû m’éloigner un peu, Antoine en était très peiné, il pensait que je gâchais mon talent. On a surtout beaucoup écrit ensemble à partir de 2007. Il a réussi à me faire intégrer un pool d’écriture pour une saga de l’été L’heure bleue sur les aventures d’une championne française de natation. C’était notre première aventure en commun ce qui nous a permis d’écrire ensemble et de fonctionner en tandem.

KS : Après plusieurs scénarios, il y a eu l’aventure Haramiste. Comment vous est venue l’idée de ce court métrage ?

Anne-Sophie Nanki : C’est parti d’un appel à projet d’ARTE qui cherchait des projets courts de 10 à 20 minutes autour du thème des nouveaux modes relationnels, sentimentaux, amoureux, une radiographie de ce qui se passe aujourd’hui. On a commencé à réfléchir à Internet, à ce qui a changé dans la vie des gens et surtout de quelle manière. Rapidement nous nous sommes rendus compte qu’Internet permettait d’avoir une vie privée à l’intérieur de la vie privée. Très vite nous avons choisi de prendre deux jeunes sœurs, Yasmina et Rim, qui se trouvent être musulmanes et aussi voilées. En regardant dans notre entourage et au gré de nos rencontres, cela nous est apparu comme un sujet dont personne n’avait parlé auparavant et avec une vraie nécessité justement parce que personne ne parlait de la réalité de ces gens. Je ne voyais pas pourquoi ils ne seraient pas des personnages comme les autres.

KS : Vous abordiez un sujet tabou…

Anne-Sophie Nanki : Oui, il y a une vraie sanctuarisation, il ne faut pas en parler. Les réactions du public ont prouvé qu’il était vraiment nécessaire d’en parler. Beaucoup d’hommes et de femmes s’y sont identifiés, n’en déplaise à certains.

KS : Haramiste vous a conduit à A Genoux les gars de quelle manière ?

Anne-Sophie Nanki : Haramiste a eu son petit succès: primé à Pantin, diffusé à plusieurs reprises par ARTE, présenté dans de nombreux festivals à l’international. Et surtout, il est resté très longtemps à l’affiche, plus d’une année, ce qui est pour un moyen métrage très exceptionnel avec près de 4000 spectateurs et une belle couverture presse. Il y avait une attente pour une suite sous forme de long métrage ou de série. On nous a proposé de faire l’hors champ, de raconter ce qui se passe quand Yasmina va voir cet homme rencontré sur Internet, etc. Nous y avons réfléchi avec Antoine, mais nous ne sentions pas l’opportunité de raconter quelque chose d’autre.

KS : Pourtant on retrouve Yasmina et Rim dans A Genoux les gars

Anne-Sophie Nanki : Ce sont les mêmes personnages mais il n’y a pas de continuité, elles n’ont plus le voile puisque ce n’est plus le sujet, il ne s’agit plus des convictions religieuses, des principes culturelles auxquels on tient vraiment versus les premiers émois sentimentaux, ce n’est plus du tout le sujet.

KS : Et comment l’avez-vous trouvé ?

Anne-Sophie Nanki : Antoine est tombé sur un post sur Facebook. A l’époque, il y avait une mode, qui depuis a été abandonné puisque l’usage a changé, où les gens se racontaient beaucoup avec des espèces de nouvelles très longues. Cette personne avait publié son témoignage, son expérience de chantage sexuel à la sex-tape dont elle a été victime. Il y avait tout ce que nous cherchions, à savoir: le prolongement de cette réflexion sur le rapport à la frustration sexuelle et la violence. On faisait un pas de plus dans l’observation de notre rapport au sexe, à la sexualité et pourquoi est-ce aussi tordu. Est-ce que c’est mal en soi ou y a-t-il toute une série de paramètres et de facteurs autour qui font que l’on a un rapport complexe et un peu névrotique à ça. Antoine a eu la présence d’esprit, le geste qui sauve, de faire un copié – collé de cette histoire avant que le profil ne soit fermé et que cette personne ne disparaisse dans un nuage de fumée. C’est pourquoi la mention « inspirée librement d’un témoignage » préside au début du film.

KS : Presque « d’après une histoire vraie » ?

Anne-Sophie Nanki : Peut-être, mais nous n’allons pas jusque-là, nous n’avons pas rencontré la personne et puis on ne sait pas.

KS : La trame s’est mise en place à partir de ce post ?

Anne-Sophie Nanki : Le dispositif était vraiment là. Dans le témoignage c’était deux meilleures amies, nous c’est deux sœurs, ce qui nous a permis de donner une place un peu plus importante à la famille. De poursuivre cette histoire de rapport, de porosité, d’amour – haine entre ces deux sœurs, ainsi que de raconter ses rapports d’initiation aux choses de l’amour, de poursuivre un peu ce débat enclenché dans Haramiste avec la fameuse scène du cours de pipe.

KS : C’était ainsi qu’Haramiste et A Genoux les gars se rejoignent ?

Anne-Sophie Nanki : Exactement. Il y en a toujours une qui est censée tout savoir alors qu’elle ne sait rien, et l’autre qui la regarde avec des étoiles dans les yeux. Nous avons pu ainsi faire entrer les garçons, puisque dans Haramiste ils sont vraiment hors champ.

KS : Les garçons étaient-ils particulièrement présents dans le témoignage ?

Anne-Sophie Nanki : Le témoignage était vraiment centré sur l’expérience de cette femme. Les personnages de garçons n’étaient vu qu’à travers sa subjectivité à elle. A savoir que quand c’était des gentils, ils étaient vraiment hyper cool et classe – elle était amoureuse d’un garçon – et les méchants étaient vraiment des connards, des salauds, etc. Nous avons essayé de nous mettre du côté de la subjectivité des garçons et comment peut-on en arriver à commettre pareille infamie alors qu’ils s’aiment, qu’ils sont les meilleurs amis du monde, qu’ils vont au Grec, au ciné, que tout va bien. Pourquoi est-ce que ça dérape ? Pourquoi est-ce que dans la collure on passe du baiser à l’injonction « tu me suces la bite ? ». C’est absurde.

KS : Vous avez dû aller au-delà de la simple condamnation pour saisir la mécanique psychologique de ces garçons ?

Anne-Sophie Nanki : Le travail était de rentrer dans leurs sensibilités, pas de leur rendre leur dignité ni d’en faire des monstres absolus, mais plutôt de les comprendre pour mieux les appréhender.

KS : Contrairement au post dans le scénario, les garçons ont eu tout de suite une existence dans l’histoire ?

Anne-Sophie Nanki : Ils sont entrés tout de suite. Ils étaient présents en tant que figures fonctionnelles auxquelles il a fallu donner de l’épaisseur en exploitant ce qu’il y avait là, de manière un peu larvée, sous-jacente, une dimension amoureuse de fascination entre les deux garçons et que l’on a vraiment poussé dans le scénario. Ce qui nous a permis de trouver la fin.

KS : Le témoignage n’avait pas de fin ?

Anne-Sophie Nanki : Le témoignage ne résout pas cette question du chantage à la sex-tape, c’est-à-dire que la menace est toujours là, planante. Nous voulions qu’il y ait l’émancipation du personnage féminin principale, que Yasmina se réapproprie son désir, qu’elle ne soit plus soumise aux injonctions du désir des autres, à dire oui, à dire non, mais qu’elle soit aussi motrice. Nous devions faire disparaître cette menace sans quoi le film aurait été un peu déceptif. Et c’est en allant chercher chez les garçons la faille dans laquelle nous pouvions nous immiscer pour faire exploser ce système coercitif que l’on a trouvé la solution.

KS : Comment avez-vous progressé dans l’histoire ?

Anne-Sophie Nanki : Question après question et par capillarité, on en vient à se poser des questions un peu périphériques, voire même des questions un peu existentielles. Qu’est-ce qui fait qu’elle tombe amoureuse de lui ? Pourquoi l’admire-t-elle ? Qu’est-ce qui fait qu’elle accepte de sucer le mec de sa sœur ? Qu’est-ce qui fait que son mec lui demande ça ? Pourquoi filme-t-il sa copine en train de sucer son meilleur pote ? Si ce n’est pour vivre le truc par procuration. N’est-ce pas une dimension homosexuelle entre les deux? Des questions et des réponses qui d’une certaine manière structurent l’histoire, avec ces allers-retours entre la vision générale et le détail, le particulier.

KS : C’est par cette méthode que vous êtes arrivés au scénario ?

Anne-Sophie Nanki : Oui, une centaine de pages qui nous a permis d’avoir l’Avance sur recettes et, à partir de là, nous avions une liberté totale pour le retravailler et se réapproprier le texte. Haramiste avait aussi été conçu comme ça, à savoir une structure de scénario et des improvisations prospectives en répétition pour pousser les situations à leurs extrémités en les retournant dans tous les sens, sous tous les angles, les plus drôles, comiques, idiots jusqu’aux plus absurdes. Et surtout faire en sorte que les comédiens se réapproprient le texte.

KS : Vous aviez votre structure, scène par scène, c’est le dialogue que vous avez enrichi, retravaillé, recréé, refondu ?

Anne-Sophie Nanki : Exactement. Refondu, réinventé même par les comédiens au moment des répétitions, c’est pour cela que le casting a été très long. Il fallait des gens capables d’improviser, de partir en délire sur une situation qui a la base extrêmement commune à première vue, et aussi d’avoir l’intelligence d’être dans la subjectivité du personnage. On a réussi avec le travail mené avec les comédiens.

KS : Il y avait des scènes particulièrement difficiles à mettre en place ?

Anne-Sophie Nanki : Cette fameuse scène où Salim convainc sa petite amie Yasmina de sucer Majid, son meilleur ami, sur le papier était extrêmement complexe. Il a fallu trouver avec les comédiens par quelle rhétorique, manipulatoire et machiavélique, Salim y arrive et surtout comment rendre crédible cette situation. J’ai beaucoup d’admiration pour ces comédiens qui sont aussi des coauteurs du film.

KS : Vous avez effectué une relecture complète du scénario ?

Anne-Sophie Nanki : Les cent pages du scénario ont été passés au crible de l’improvisation, on a retravaillé toutes les situations. Elles sont montées en grade et il y avait aussi cette volonté, limite politique, de donner la parole à cette jeunesse, à cette jeune fille, à ces garçons même s’ils ont des rôles de méchants.

KS : Comment avez-vous procédé ?

Anne-Sophie Nanki : Ses sessions de répétitions étaient filmées intégralement. Avec Antoine on revoyait tout, on prenait en note tous les passages intéressants, tous les arguments chocs, originaux, surprenants, tout ce qui faisait rire et qui déstabilisait intellectuellement parlant, tout ce qui jetait une lumière sur une problématique était conservé. Ce travail de réécriture a fait gonfler le scénario à 400 pages !

KS : Une masse considérable de dialogues…

Anne-Sophie Nanki : Les quatre ont dû apprendre ses 400 pages en regrettant d’avoir été aussi productifs durant les répétitions. Il y avait des scènes de trente pages à apprendre. Nous avons dû faire appel à un répétiteur pour les comédiens. Nous avions eu quatre mois de répétition mais nous n’avions que dix-huit jours de tournage.

KS : C’est un  film sur le pouvoir de la parole…

Anne-Sophie Nanki : Ça a toujours été notre goût personnel, nous ne sommes pas les auteurs d’un cinéma contemplatif. On aime le verbe, la joute verbale, la rhétorique.

KS : D’emblée vous vous êtes posés la question de la mise en scène de la parole ?

Anne-Sophie Nanki : La question s’est posée très rapidement, comment filmer des gens qui parlent sans que ce soit du théâtre filmé et surtout ne pas faire une mise en scène qui fasse des pieds et des mains pour dire « regarder c’est peut-être un film de dialogue mais ça reste du cinéma ». Cela a été l’objet de beaucoup de débats entre nous, j’avais quand même une certaine inquiétude, que l’on s’emmerde au bout d’un moment. Mais les comédiens sont tellement géniaux, burlesques, que l’on ne s’ennuie pas. Le cinéma qu’on propose ce sont eux en fait.

KS : Vous réécriviez en pensant au rythme ?

Anne-Sophie Nanki : Il fallait dans chaque scène mettre de l’action, qu’ils se contredissent qu’ils fassent quelque chose qui dît une chose en contradiction avec ce qu’ils racontent. Les scènes devaient prendre un tour surprenant à la limite du vraisemblable mais on y croit.

KS : Au tournage, tout était écrit mais y a-t-il eu des réaménagements ?

Anne-Sophie Nanki : Il y avait des espaces pour des improvisations, des répliques, des jeux de mots, mais pas pour réinventer, il n’y avait absolument pas le temps. Nous faisions trois prises, une première très libre, ils jouaient la scène, il y avait tout de même de petits trous de mémoire, ils avaient l’espace pour pouvoir créer des choses, le temps de se rappeler et de retomber sur leurs pieds, de reprendre leur marque. Ensuite, il y avait une prise, qui était interrompue par moi quand ils s’éloignaient du texte. Tout était tellement tricoté que si on s’écartait du texte on pouvait faire sauter une information qui rendait la suite difficilement compréhensible. Il fallait vraiment suivre le texte. Et une troisième prise qui était la punchline, à savoir que chaque punchline mal dite ou pas assez dynamique était reprise. Nous avions 400 pages à mettre en boîte !

KS : De longues prises avec peu d’espace ?

Anne-Sophie Nanki : Et du temps, même au tournage les prises faisaient, comme en répétition, une demi-heure, trois quarts d’heure. Ils jouaient leurs scènes d’un seul tenant avec des égarements, mais le parti pris était de laisser ce jaillissement auquel on avait assisté durant les répétitions et que l’on avait maîtrisé se reproduire. Antoine filmé souvent à deux caméras, un plan général avec une fixe sur trépied et Georges Lechaptois au steadicam allait chercher des gestes, des expressions.

KS : Vous connaissiez sur le bout du doigt tous les ressorts psychologiques des personnages ?

Anne-Sophie Nanki : Surtout eux, c’est pourquoi il y avait assez peu d’hésitation sur le plateau. Tout ce travail a été fait pendant les quatre mois de répétition non seulement afin de poser le texte mais aussi de définir les personnages. On a débattu avec eux sur une fille qui dit oui mais, non mais, etc. des sujets qui les concerne. Ils ont l’âge des personnages, la vingtaine. Ce débat entre les filles et les garçons était intéressant, de voir ces deux conceptions du monde. Cela a beaucoup alimenté le scénario. Ils se sont réapproprié non seulement l’histoire mais les personnages.

KS : Ce qui est intéressant, c’est que les garçons ne voient pas où est le problème…

Anne-Sophie Nanki : Exactement, c’est ce qu’il dit à la fin « …est-ce que je t’ai frappé, brutalisé, est-ce que… non. Pourquoi tu dis que je t’ai violé ? » C’est là le problème.

KS : Quant à Yasmina, elle prend conscience au fur et à mesure de ce qu’elle a vécu…

Anne-Sophie Nanki : Sans ce chantage, elle aurait avalé sa couleuvre, sans mauvais jeu de mots.

KS : Le personnage du dealer, Booboo, détonne tant, il s’éloigne des stéréotypes, comment est-il entré dans l’histoire ?

Anne-Sophie Nanki : C’est dans le témoignage. Mais aussi en termes de dramaturgie, il était vraiment nécessaire. C’est un personnage très symbolique parce qu’il incarne une sexualité très bien vécue, très franche, très frontale, comme les garçons mais dans le respect, dans le dialogue. On s’est beaucoup posé de questions, il y avait une frontière très délicate chez le personnage, il devait être très effrayant pour qu’on se dise : Mon Dieu, Yasmina se jette dans la gueule du loup, et il fallait en même temps qu’il soit sympathique, bien dans ses baskets sans pour autant que l’on donne l’impression qu’ils vont se jeter dans les bras l’un de l’autre à la fin du film. Il nous fallait conserver la tension dramatique jusqu’au bout.

KS : De ce point de vue, la scène de l’hôtel est incroyable…

Anne-Sophie Nanki : Cela n’a pas été facile, quand il lui demande une fois, deux fois, trois fois de le sucer, la difficulté est de ne pas tomber dans les travers que Yasmina a connus avant et qu’elle se dise : tous les mêmes. Il fallait qu’on comprenne comment Booboo accepte de ne pas renoncer, trouver la manière de dire qu’il la respecte sans que cela paraisse forcé et fasse de lui le personnage gentil du film. Il permet de dire que la sexualité n’est pas en soi une mauvaise chose qu’elle ne rend pas violent, le problème ne vient pas de là mais de ton rapport à cette sexualité. Il permet surtout de questionner Yasmina. C’est la première fois qu’elle rencontre quelqu’un qui lui dit si tu n’en as pas envie il n’en est pas question.

KS : C’est la scène du basculement où Yasmina décide de sa vie…

Anne-Sophie Nanki : Exactement, du coup cela la fait évoluer dans son rapport aux hommes et se questionner sur son désir. Il y a un horizon possible pour elle. Elle assure d’exister vraiment.

KS : C’est une séquence forte, où le dialogue laisse place à des sentiments muets. Yasmina le quitte en lui faisant une fellation pourquoi ?

Anne-Sophie Nanki : Tout simplement parce qu’on lui a laissé le choix et parce qu’elle en a envie.

KS : Une séquence qui ne tient qu’à un fil…

Anne-Sophie Nanki : Nous avons beaucoup répété, il y avait un cahier des charges que l’on a essayé de mettre en place dans le dialogue. C’est une situation qui est très scénique, visuel et graphique. Elle permet de basculer du rapport de confrontation à l’amitié, à la connivence.

KS : L’épilogue est-il présent dans le scénario ?

Anne-Sophie Nanki : Le film, tel que nous l’avons écrit, après les quatre mois de répétition, se termine sur le retournement de situation des deux filles qui arrivent à trouver un moyen pour mettre fin au chantage à la sex-tape. C’est Baya Kasmi qui joue le rôle de la tante qui nous a donné la solution. « Vous n’avez pas l’impression qu’il manque quelque chose, tout le monde joui dans ce film sauf le personnage principal, ce serait bien qu’elle prenne son pied au moins une fois ». L’évidence était sous notre nez.

KS : Et l’inversion de la sex-tape c’était une évidence pour vous et Antoine ?

Anne-Sophie Nanki : C’est venu du dialogue avec les comédiennes. On avait une fin mais elle ne tenait pas vraiment debout. On avait éliminé très vite le fait que Yasmina dise à son papa ou à des copains d’aller lui casser la gueule. Il était hors de question qu’elle aille à la police. Surtout qu’aller à la police ne règle en rien son chantage, aujourd’hui le digital fait que l’on peut avoir des milliards de copies en un instant. Il fallait trouver un autre moyen de les museler de la même manière qu’ils ont tenté de les museler. Nous avons joué sur le tabou de l’homosexualité entre les garçons, c’est ainsi que nous sommes sortis de l’impasse.

KS : Ce n’était pas évident…

Anne-Sophie Nanki : Chaque scène est un challenge. Comment vont faire Yasmine et Rim pour faire que les garçons se sucent ? Et qu’ils redeviennent les meilleurs amis comme avant. Sur le papier ce n’est pas crédible. C’est par les répétitions que nous avons trouvé par quel levier, quel était leur paradis perdu, c’est toujours en faisant rêver à un paradis, perdu ou pas, que l’on arrive à entraîner les gens.

KS : Les rapports amoureux sont directs…

Anne-Sophie Nanki : D’une certaine manière, cette crudité du verbe dit aussi la pudeur, la timidité et la gêne envers une chose qui devrait être naturelle et en tout cas pas si terrifiante. En venir à autant d’intermédiaires pour organiser juste un rendez-vous, l’autre inspire autant de terreur que ça? Qu’est-ce qui se passe, pourquoi ? Et l’espace, le gap entre « tu me fais un bisou » et « tu me suces » est là aussi. On saute l’étape de l’amour. Il y a quelque chose de totalement absurde et de très contemporain.

KS : Une des grandes qualités d’A Genoux les gars est que tout sonne vrai dans les décors, les costumes, on sent que les personnages vivent réellement là…

Anne-Sophie Nanki : Ça vient de l’économie du film, on avait très peu d’argent pour les accessoires, les costumes, etc. Effectivement, il y a une vie, puisque c’est nos vêtements, dans la chambre des filles, c’est les oreillers de chez Antoine. Le blouson de Booboo, c’est celui d’Antoine qu’il a depuis trente ans. Tout dans le film a du vécu, une patine. Souad a un sweater vert, qu’elle n’a pas quitté les 18 jours de tournage. Les filles dormaient dans la chambre du décor, ce qui n’est pas allé sans poser de problèmes de raccord. Dans la petite commode, il y avait leurs costumes.

KS : En parallèle du film, il y a une web-série qui propose des scènes qui ne sont pas dans le film et qui donne à voir la vie autour des protagonistes ?  Ses scènes faisaient partie du scénario de 400 pages ?

Anne-Sophie Nanki : Exactement, le film d’une heure trente-huit est construit dans l’économie du film, à savoir la dramaturgie classique du cinéma, on raconte l’histoire d’un personnage et tout est structuré et articulé autour de cette histoire principale quitte à laisser des éléments hors champ. La série est vraiment importante parce qu’elle permet de poursuivre le débat, l’exploration des personnages, faire exister encore plus les garçons ainsi que la famille des filles, cela étend le territoire de l’expression.

KS : Y a-t-il des scènes avec les parents des garçons ?

Anne-Sophie Nanki : Non, ni écrites ni tournées. Il n’y a que des scènes dans la chambre de Salim.

KS : Ils se retrouvent dans la position des filles dans Haramiste ?

Anne-Sophie Nanki : Oui.

KS : Les choix musicaux et leur positionnement rappellent ceux d’Haramiste avec ses chansons des années 60…

Anne-Sophie Nanki : Très yéyé… toujours pour des questions de moyens, il fallait des choses inconnues, du coup ça force à aller chercher loin dans le passé, à tout écouter et à faire émerger des chansons oubliées. C’est Antoine qui s’en est occupé. Il ne voulait absolument pas tomber dans le cliché en choisissant du rap ou de R’n’B comme à chaque fois que nous avons un film avec des jeunes en périphérie. Cela a créé aussi un lien, parce que nos personnages d’aujourd’hui sont dans la même situation et dans la même nécessité d’émancipation des femmes des années 60. Pour moi, cela donne une vraie hauteur au film et donne à cette situation très marquée socialement une dimension universelle.

Entretien réalisé en juin 2018 par Fernand Garcia.