Ailleurs, l’herbe est plus verte – Stanley Donen

« Les demeures historiques d’Angleterre font notre fierté, nous les entretenons pour que les Américains puissent les louer… » Les enfants de Milord Victor Rhyall (Cary Grant) et de Lady Hilary Rhyall (Deborah Kerr) quittent le château familial pour rejoindre leur tante, le temps de deux semaines de vacances. Enfin libres ! Victor en profite pour effectuer une dernière inspection des différentes pièces du château avec son majordome, Sellers (Moray Watson). Celles-ci ont été aménagées pour accueillir les visiteurs. Sellers en profite pour lui faire une demande singulière : le renvoyer ou réduire ses gages de trois livres par semaine. Victor opte pour la seconde option… et lui baisse son salaire. Midi : les premiers cars de touristes arrivent. Parmi eux, Charles Delacro (Robert Mitchum), qui entre par mégarde dans une pièce privée : les appartements de Lady Hilary…

Pour revenir à la genèse d’Ailleurs, l’herbe est plus verte, il faut remonter à Indiscret (Indiscreet), que Stanley Donen tourne en Angleterre avec Cary Grant en 1958. Produit par le réalisateur et l’acteur au sein de leur société Grandon Productions, le film est un succès. Donen, qui s’entend parfaitement avec Grant, se met alors en quête d’un nouveau projet susceptible de les réunir à nouveau. Dans sa recherche, il tombe sous le charme de la pièce Ailleurs, l’herbe est plus verte, dont il acquiert les droits, et demande au couple d’auteurs, Hugh et Margaret Williams, d’en écrire l’adaptation pour le grand écran. En attendant le script, Donen honore un contrat avec Columbia en réalisant une comédie romantique avec Yul Brynner, Chérie recommençons (Once More, with Feeling!, 1960). Séduit par le talent de Kay Kendall, Donen lui propose, ainsi qu’à son mari Rex Harrison, d’incarner le couple d’Anglais dans son prochain film, tandis que Cary Grant jouerait l’Américain. Le couple accepte. Mais durant le tournage de Chérie recommençons, Kay Kendall est diagnostiquée atteinte d’une leucémie. Elle décède avant la sortie du film en 1959. Effondré, Rex Harrison abandonne le projet de Donen.

Stanley Donen sans son couple d’acteur est contraint de reporter le tournage. Columbia en profite pour lui proposer un autre film avec Yul Brynner : une comédie policière intitulée Un cadeau pour le patron (Surprise Package). Donen, ayant besoin d’argent, accepte. Mais les deux films qu’il réalise pour Columbia sont des échecs commerciaux, ce qui entraîne la rupture de son contrat avec le studio prévu au départ pour 4 films à tourner en Europe. Quelque peu désabusé par Hollywood, Stanley Donen décide alors de s’installer à Londres, convaincu que le cinéma européen est devenu plus dynamique et inventif que celui des studios américains.

Cary Grant accepte de reprendre le rôle initialement prévu pour Rex Harrison et d’incarner un Anglais particulièrement conservateur. Le rôle de son épouse revient à Deborah Kerr, qui avait déjà été la partenaire de Cary Grant dans La Femme rêvée (Dream Wife, 1953) une comédie de Sidney Sheldon et surtout dans Elle et lui (An Affair to Remember), sommet de la comédie romantique de Leo McCarey, trois années auparavant. C’est Deborah Kerr qui suggère à Donen de confier le rôle de l’Américain à Robert Mitchum, après les refus successifs de Rock Hudson et de Charlton Heston, ce dernier étant indisponible en raison d’un conflit d’agenda. Deborah Kerr vient de terminer le tournage de Horizons sans frontière (The Sundowners) en Australie, sous la direction de Fred Zinnemann, où elle partageait déjà l’affiche avec Mitchum.

Kerr et Mitchum s’étaient donné la réplique pour la première fois dans Dieu seul le sait (Heaven Knows, Mr. Allison, 1957) de John Huston, et s’étaient entendus à merveille. Leur complicité, intacte, profite pleinement à Stanley Donen. Les scènes qu’ils partagent sont savoureuses : des sous-entendus aux hésitations, jusqu’au glissement vers l’amour, tout est remarquable de subtilité et de finesse dans leur jeu. Ils sont formidables.

Jean Simmons complète le quatuor du film. L’actrice vient d’enchaîner deux œuvres majeures : Elmer Gantry, le charlatan de Richard Brooks (son second époux) et Spartacus de Stanley Kubrick. Elle avait déjà donné la réplique à Robert Mitchum à deux reprises, dans Un si doux visage (Angel Face, 1952) d’Otto Preminger, puis dans She Couldn’t Say No (1953). Elle avait également partagé l’affiche avec Deborah Kerr dans La Reine Vierge (Young Bess) de George Sidney la même année. D’apparence pure et innocente, Jean Simmons savait jouer sur une large palette de nuances ambiguës, la rendant aussi crédible dans la comédie légère que dans des rôles empreints de perversité. Elle est pétillante dans le rôle de l’amie confidente du couple en crise.

Pourtant, après Ailleurs, l’herbe est plus verte, sa carrière marque le pas. Elle ne trouve plus de rôles, ni de films, à la hauteur de son talent — rien de comparable à ses grandes compositions des années 1940 et 1950. Vedette du cinéma britannique dès l’adolescence, elle est révélée dans le rôle de la jeune Estella, à la fois cruelle et fascinante, dans Les Grandes Espérances de David Lean. Elle impressionne également en indigène dans Le Narcisse noir de Michael Powell et Emeric Pressburger. À 19 ans, elle reçoit le prix d’interprétation à la Mostra de Venise pour son rôle bouleversant d’Ophélie dans le Hamlet de Laurence Olivier, qui tente de la retenir en Angleterre, en vain. Elle part pour Hollywood afin de suivre son premier mari, Stewart Granger. Sous contrat avec la 20th Century Fox, Jean Simmons tourne dans le tout premier film en CinemaScope, La Tunique (The Robe), un énorme succès. Elle devient alors l’une des actrices les plus demandées, bien que souvent cantonnée à des rôles conventionnels d’héroïnes romantiques, auxquels elle apporte pourtant une candeur et une fraîcheur singulières.

Elle passe avec aisance de la Rome antique au western, en passant par la comédie musicale. Sa grande maîtrise du jeu lui permet de donner la réplique à des stars réputées difficiles, comme Marlon Brando, à deux reprises, dans les excellents Désirée (1954) et Blanches colombes et vilains messieurs (Guys and Dolls, 1955), mais aussi de se plier aux exigences de réalisateurs réputés intransigeants tels que William Wyler ou Otto Preminger. Richard Brooks lui offre en 1969 un rôle écrit spécialement pour elle dans The Happy Ending, qui lui vaut une seconde nomination à l’Oscar. Mais à quarante ans, Jean Simmons est déjà perçue comme une star du passé — une image renforcée par une série de mauvais choix, comme son refus du rôle principal de Klute, qui reviendra à Jane Fonda, couronnée par un Oscar. Elle se tourne alors vers la télévision, où elle devient une « guest » de grande classe, toujours digne et subtile. Un seul film de cinéma attire à nouveau l’attention sur elle : Dominique, un thriller horrifique réalisé par Michael Anderson, dans lequel elle partage l’affiche avec Cliff Robertson et Jenny Agutter, en 1979.

Ailleurs, l’herbe est plus verte est le troisième des quatre films que Cary Grant tourne sous la direction de Stanley Donen, après Embrasse-la pour moi (Kiss Them for Me, 1957) et Indiscret, et avant Charade (1963). Cary Grant demeure l’une des plus grandes stars du cinéma américain. Pendant trois décennies, il incarne à l’écran une forme d’élégance, d’ironie et d’intelligence propre au cinéma hollywoodien classique. Sa filmographie impressionne autant par la quantité que par la qualité des œuvres, jalonnée de chefs-d’œuvre, et révèle un acteur au flair remarquable pour choisir ses scénarios et ses metteurs en scène.

Repéré en 1927 par un « talent scout » alors qu’il évolue dans une troupe d’acrobates et de comédiens, il est engagé par la Paramount. Il fait ses débuts comme jeune premier romantique, face à Marlene Dietrich dans Vénus Beauté (Blonde Venus) de Josef von Sternberg, puis aux côtés de Mae West dans Lady Lou (She Done Him Wrong, 1933) et Je ne suis pas un ange (1933). George Cukor lui offre son premier grand rôle dans Sylvia Scarlett (1936), où il rencontre Katharine Hepburn. Leur alchimie est évidente, et se poursuivra dans plusieurs comédies brillantes, notamment Indiscrétions (The Philadelphia Story, 1940). Il devient la vedette des comédies de mœurs désopilantes d’Howard Hawks, de L’Impossible Monsieur Bébé (Bringing Up Baby, 1938) à Chérie, je me sens rajeunir (Monkey Business, 1952). Hawks l’oriente aussi vers des rôles plus dramatiques, tout en finesse, comme dans Seuls les anges ont des ailes (Only Angels Have Wings, 1939), confirmant la richesse de son jeu et sa capacité à naviguer entre humour, émotion et retenue.

Alfred Hitchcock saura exploiter toute la palette de jeu de Cary Grant, au service de personnages complexes, ambigus et troublants. Leur collaboration, elle aussi exceptionnelle, aligne les chefs-d’œuvre : de Soupçons (Suspicion, 1941) à La Mort aux trousses (North by Northwest, 1959), en passant par Les Enchaînés (Notorious, 1946) et La Main au collet (To Catch a Thief, 1955). À la fin des années 1950, Grant devient également producteur, et permet à Blake Edwards de signer l’une de ses premières grandes comédies : Opération jupons (Operation Petticoat, 1959), où il partage l’affiche avec Tony Curtis dans un sous-marin rose, dont une soupape détruite lors d’une attaque est remplacée… par une gaine-culotte ! Cary Grant met un terme définitif à sa carrière en 1966, avec Rien ne sert de courir (Walk, Don’t Run), dernier film d’un autre vétéran d’Hollywood, Charles Walters. En 1970, il reçoit un Oscar d’honneur, amplement mérité, pour l’ensemble de son œuvre et l’empreinte indélébile qu’il laisse dans l’histoire du cinéma.

Son association avec Stanley Donen donnera naissance à quatre films qui insufflent un souffle nouveau, à la fois élégant et moderne, à la comédie classique hollywoodienne. Ailleurs, l’herbe est plus verte est une petite merveille d’écriture et de mise en scène. Le film pourrait se contenter d’appartenir à la tradition de la comédie de boulevard, s’il n’y avait ce « petit quelque chose » qui anticipe sur un mouvement appelé à s’amplifier jusqu’à la révolution des mœurs de l’après-68.

Plus qu’une simple transposition de la pièce au cinéma, Stanley Donen la dynamise de l’intérieur par des procédés purement cinématographiques. Sa mise en scène, d’une grande élégance, recourt à des mouvements de caméra si fluides et « naturels » qu’ils en deviennent presque imperceptibles. Il s’appuie sur le jeu millimétré d’un quatuor d’acteurs impeccable. La célèbre séquence en split-screen, avec les deux « couples » filmés de part et d’autre de l’écran, est d’une précision redoutable, et le petit gag final en constitue un sommet de légèreté. Cette exactitude chorégraphique, typique de Donen, exige aussi une grande rigueur technique de la part des comédiens, afin que tout paraisse parfaitement naturel. Le résultat est confondant. Autre moment brillant : la mise en scène d’une journée du couple adultère (Mitchum – Kerr) à travers l’enchaînement de lieux où ils auraient pu — ou ont effectivement — passé du temps. Deux chaises vides, au restaurant, au théâtre, puis dans la suite d’un hôtel… jusqu’à cette porte de chambre qui se referme sur leur passage à l’acte. Une ellipse exemplaire, à la fois élégante et suggestive.

Autre exemple d’une lecture admirable des sentiments, parfaitement mise en scène : le départ pour Londres d’Hilary (Deborah Kerr). Elle monte dans le train, tandis que son époux, Victor (Cary Grant), reste sur le quai. Le train démarre. Il attend qu’elle se retourne vers lui, pour un geste, un sourire, un simple au revoir, marque affectueuse de leur amour. Mais aucun signe ne vient. Dépité, Victor tourne le dos au train qui s’éloigne… au moment précis où Hilary apparaît enfin à la fenêtre. Trop tard. Chacun croit alors que l’autre l’a déjà abandonné. À une seconde près, leurs destins auraient pu être différents. Ce sens du détail traverse tout le film : chaque action, chaque mouvement dans le cadre, chaque silence et chaque réplique témoignent d’une grande intelligence de mise en scène.

La vision de l’usure d’un couple engoncé dans la tradition est disséquée à travers l’aura persistante d’un besoin d’amour qui ne saurait s’éteindre avec les années. Il y a l’ancien amour, prêt à se réactiver — celui de Hattie, femme moderne de la capitale, envers Victor. Et il y a le besoin de revivre un fol amour — celui d’Hilary auprès de Charles. Le film, tout en restant léger et raffiné, esquisse déjà les fissures d’un monde ancien, figé dans ses codes. Le château où vivent Hilary et Victor en est le plus bel exemple, menacé dans ses fondements par l’ouverture au monde extérieur — symbolisée par les touristes, mais aussi par des figures plus libres et modernes.

Avec Ailleurs, l’herbe est plus verte, Stanley Donen explore des thèmes universels : le désir de rompre avec la routine, la tentation du renouveau amoureux, la fragilité des liens face au temps qui passe. Le film témoigne d’un moment charnière où la comédie classique hollywoodienne se teinte de nuances plus audacieuses, pressentant les bouleversements culturels à venir. Une œuvre fine, séduisante, qui, derrière son élégance polie, laisse filtrer un parfum de liberté. Du grand art.

Fernand Garcia

Ailleurs, l’herbe est plus verte, une édition combo (Blu-ray – DVD) de Rimini Editions avec suppléments : Présentation du film par Florent Fourcard, spécialiste de l’histoire du cinéma — Une excellente mise en perspective de la carrière de Stanley Donen et une analyse précise du film (28 min). Deborah Kerr, une vie multiple par Olivier Mudry, auteur de Mythologies de Deborah Kerr (Marest Editeur) — Un retour sur le parcours impeccable et d’une grande cohérence de l’actrice, enrichi d’anecdotes et d’un regard original sur cette figure majeure d’origine écossaise (23 min).

Ailleurs, l’herbe est plus verte (The Grass is Greener), un film de Stanley Donen avec Cary Grant, Deborah Kerr, Robert Mitchum, Jean Simmons, Moray Watson… Scénario : Hugh et Margaret Williams d’après leur pièce. Directeur de la photographie : Christopher Challis. Décors : Paul Sheriff. Costumes : John Wilson-Apperson. Costumes de Deborah Kerr : Hardy Amies. Costumes de Jean Simmons : Christian Dior. Générique : Maurice Binder. Montage : James Clark. Musique et chansons : Noël Coward. Producteur : Stanley Donen. Production : Grandon Productions Ltd. – Universal International. Royaume-Uni – Etats-Unis. 1960. 104 minutes. Technicolor. Technirama. Format image : 2,35:1 – 16/9e Son : Version originale avec sous-titres français et Version Française. Dual Mono – DTS-HD (Blu-ray) – DolbyAudio (DVD). Tous Publics