A Fleur de peau – Steven Soderbergh

14h11. Convoyeur Michael Chambers (Peter Gallagher) est au volant du camion blindé de la Perennial Armored Car accompagné par son beau-père. Il double une camionnette sur la longue route en rase campagne. Michael se souvient… de son retour à Austin après un départ précipité…

« Je crois que désormais je ne vais que décevoir… » déclarait Steven Soderbergh après avoir reçu la Palme d’or pour son premier film Sexe, Mensonges et Vidéo en 1989. Il avait parfaitement conscience du poids de cette distinction pour un premier film et pour un jeune cinéaste. Soderbergh n’a pas déçu, loin de là, trente ans après ce prix, on peut dire que sa carrière est l’une des plus passionnantes du cinéma américain, non seulement par la variété des thèmes et des genres qu’il a abordés mais aussi par son approche esthétique. Soderbergh n’a jamais cessé d’expérimenter à l’intérieur où à l’extérieur du système, tournant aussi bien des blockbusters (la série des Ocean’s) que des œuvres en marge (Bubble…), du pur classicisme (King of the Hill…) au plus expérimental (Schizopolis…) du cinéma à la télévision où ses multiples talents font merveille de l’unitaire haut de gamme (Ma vie avec Liberace) à la série (The Knick…). Soderbergh est un cinéaste d’envergure qui n’a jamais abdiqué la moindre ambition au profit d’une quelconque sécurité artistique et matérielle.

En 1995, il réalise A fleur de peau film noir d’après Cris Cross, un classique de la série noire de Don Tracy et remake de Pour toi j’ai tué (Cris Cross) de Robert Siodmak avec Burt Lancaster, Yvonne de Carlo et Don Dureya. Soderbergh accapare le roman et en donne une version personnelle tout en restant dans le sillage de Don Tracy. L’adaptation est signée par Sam Lowry pseudonyme de Steven Soderbergh et pour des raisons juridiques cosignée par Daniel Fuchs, scénariste du film de Siodmak, mais décédé depuis longtemps. On retrouve une même construction en flash-backs dans les deux films mais de manière plus complexe chez Soderbergh. Il s’éloigne du côté glamour du premier film pour une approche plus réaliste et déplace l’action de Los Angeles à Austin au Texas. Soderbergh enchevêtre les époques dans un espace-temps où il fait évoluer l’intrigue avec une incroyable aisance. Le montage gigogne nous plonge dans trois périodes différentes de la vie de Michael et de sa petite amie Rachel (Alison Elliott). Son passé, son retour et le temps présent s’animent comme le kaléidoscope d’une vie en lambeaux. Il a fui la ville après avoir tout perdu au jeu, il a abandonné Rachel, l’amour de sa vie, à un destin incertain. Michael cherche à reconstruire un puzzle dont les pièces ne veulent plus s’assembler: un amour passé, une famille, une vie sociale… De son passée hors de la ville, nous ne saurons que peu de choses, une parenthèse dans sa vie. Rachel, trahie et abandonnée, a survécu coincée entre deux psychopathes: David (Adam Trese), le propre frère de Michael, flic et amoureux transi, et Dundee (William Fichtner), truand local qu’elle s’apprête à épouser. Michael et Rachel ne se sont jamais vraiment séparés, ils sont restés liés par les liens invisibles de l’amour. Le retour de Michael marque la renaissance de sentiments à fleur de peau, sentiments contradictoires qui vont les mener sur des chemins divergeants.

Soderbergh filme un petit théâtre humain disloqué et en chute libre. Les décadrages, les cadres dans le cadre abondent dans le film, comme si à chaque instant toute relation se trouvait au bord de l’effondrement. A cela s’ajoute un travail sur la lumière et la couleur admirable, où les sentiments se révèlent par une palette de couleurs brutes et primaires jamais mis en place de manière arbitraire. La mise en scène de Soderbergh frise l’abstraction en surjouant avec les codes du film noir jusqu’à frôler l’horreur. La séquence de l’hôpital est une merveille de réalisation et d’utilisation du décor. Avec peu d’éléments, une chambre, un miroir, un couloir et un dialogue faussement fonctionnel, Soderbergh crée une ambiance d’angoisse et d’étrangeté digne de The ShiningA Fleur de peau partage une proximité certaine avec Stanley Kubrick, dans sa construction, dans l’utilisation de l’éclairage jusqu’à  Shelley Duvall dans le rôle glaçant de l’infirmière.

Pendant une courte période des années 90, plusieurs cinéastes ont revisité les codes du polar et du film noir et ont donné naissance au neo-polar. A fleur de peau est l’un des joyaux de ce courant aux côtés de Sailor et Lula (Wild at Heart, 1990) de David Lynch, de Reservoir Dogs (1992) et Pulp Fiction (1994) de Quentin Tarantino, de Miller’s Crossing (1990) des Frères Coen, de Usual Suspects (1995) de Bryan Singer et de L’impasse (Carlito’s Way, 1993) de Brian De Palma, du très grand cinéma.

A fleur de peau est magnifiquement réalisé et interprété, il procure ce délicieux frisson de l’inéluctable des destins tragiques, propre au film noir.

Fernand Garcia

Le report d’A fleur de peau est à tomber, on retrouve toute la beauté, la finesse et la sensibilité de la pellicule, du très bon travail. Dans cette édition, Eléphant Films a eu la très bonne idée d’ajouter en complément Pour Toi j’ai tué, la première version de l’adaptation du roman de Don Tracy, l’un des grands classiques du film noir. Le film de Robert Siodmak est proposé dans une superbe copie noir et blanc au format respecté. Don Tracy : Tous des Vendus ! au cinéma, une présentation de l’écrivain et de son œuvre, « l’un des tous premiers auteurs de la Série noire » et sur le film par François Guérif (8 minutes). Une galerie de photos, bande annonce de A fleur de peau et de Pour toi j’ai tué, ainsi que de plusieurs autres titres de l’éditeur (L’Esprit de Caïn, Massacre dans le train fantôme, La Féline, Série noire pour une nuit blanche, Jesus–Christ superstar). Edition combo DVD-Blu-ray en haute définition.

A Fleur de peau (Underneath) un film de Steven Soderbergh avec Peter Gallagher, Alison Elliott, William Fichtner, Adam Trese, Joe Don Baker, Paul Dooley, Shelley Duvall, Elisabeth Shue…  Scénario : Sam Lowry (Steven Soderbergh) & Daniel Fuchs d’après le roman Tous des vendus (Criss Cross) de Don Tracy. Directeur de la photographie : Elliot Davis. Décors : Howard Cummings. Costumes : Karyn Wagner. Montage : Stan Salfas. Musique : Cliff Martinez. Producteur : John Hardy. Production : Universal Pictures – Gramercy Pictures – Populist Pictures. Etats-Unis. 1994. 99 minutes. Couleur. Eastmancolor et Kodakchrome. Panavision (anamorphique) Ratio image : 2,35 :1. Son : DTS. Tous Publics.