Dracula, ou la contagion par le cinéma
Dracula, un personnage séduisant créé par Bram Stoker, sujet à une pléthore d’adaptations, ne pouvait passer à côté d’un cinéaste comme Coppola, Napoléon du septième art. Sublime et méditatif Apocalypse Now, politique et masculin Parrain, intime et angoissant Conversation secrète, transcendant et absorbant L’Homme sans âge, douloureux et fort Tetro et plus récemment plein d’énergie juvénile le mystérieux Twixt, Francis Ford Coppola n’a guère besoin d’être présenté tant son cinéma est prodigieux et captivant.Tout le monde connait l’expérience d’être sous l’eau, d’essayer de retenir sa respiration ; combien au début tout va bien et combien c’est facile à maitriser. Mais quand approche le moment où l’on doit respirer, on panique, on pense qu’on n’y arrivera pas, et puis on respire, on aspire l’air et l’hystérie se calme. Etre un vampire et avoir besoin de sang ressemble à ça. ٭



L’amour qui assure l’éternité, est un autre sujet important du film et représente la seule distorsion par rapport au livre de Bram Stoker. C’est aussi une illusion crée par notre envie d’y croire, car on a cette idée d’amour impérissable. L’amour n’existe pas en lui-même, mais quand on y croit ,on s’approche de l’infini. Le pêché est une incitation, la consommation de l’acte relève de la bestialité, d’un besoin physique, quelque chose qu’il ne faut pas voir. Quand Dracula (Gary Oldman) arrive en Angleterre, affamé, il se précipite sous l’apparence d’un loup sur sa victime, Lucy, il murmure à son amoureuse Mina (Winona Ryder), qui voit la scène : « Don’t see me» (angl. « Ne me voit pas »). C’est pour cette raison qu’on ne voit pas l’accouplement de Mina et de son prince des Carpates. Il lui propose de boire son sang, qui est la vie, son âme. C’est en cela que leur amour transcende le temps.
La transcendance du temps se révèle par l’affranchissement du corps. Dracula est mort mais utilise différents corps pour exister : il peut être un brouillard, des rats, un loup, une chauve-souris, il peut être jeune ou très vieux. Le corps unique auquel nous attachons tant d’importance impose ses limites, les limites du pêché.
Dans une séquence de rencontre entre Mina et Dracula, apparait le mot « SIN » (angl. « pêché ») de l’ »ABSINTHE » l’inscription qu’on voit déformé par le liquide versé dans un verre apparait clairement comme une indication sur l’axe autour duquel virevolte le roman. L’absinthe, interdite à l’époque, est l’aphrodisiaque de l’âme, dit Dracula à sa bien-aimée. Tout le roman de Bram Stoker est marqué par l’expression de la sexualité, des désirs refoulés et de la culpabilité liée au concept du pêché. L’état d’ivresse nous fait perdre la conscience de notre corps.
Mina, qui porte des vêtements très fermés, sans montrer la moindre parcelle de peau – les règles de moralité qu’elle s’était infligée – se trouve petit à petit libérée de ces contraintes grâce à cette idée de fusion amoureuse des âmes. Le baiser passionnel entre Lucy et Mina est le témoignage de cet amour. Allusion à peine voilée au lesbianisme, tolérée dans la société victorienne.

Le bouillonnement des idées dans le film, le montage nerveux et mouvementé avec l’utilisation de différents procédés (pixellisation, surimpression, matte painting, transparence, fondus enchaînés) dévoilent l’aspect fiévreux de la création de Coppola, la passion pour le cinéma comme art majeur. La combinaison de l’image et de la musique de Wojciech Kilar nous emporte comme une tempête. Le film a été entièrement tourné en studio et certains décors évoquent l’intérieur organique rose rougeâtre d’un utérus. La date de naissance du cinéma coïncide avec la date de parution du roman de Bram Stoker. D’ailleurs la séquence de la première rencontre entre Mina et Dracula a été filmée avec une caméra Pathé du début de XXe siècle.
La somptuosité des costumes d’Eiko Ishioka a aidé à retranscrire le concept de sensualité du film, soit par l’aspect fluide des matières luxurieuses et érotiques, soit en accentuant l’aspect rigide et artificiel, le tout avec une infinité de détails aussi fin que la chrysalide d’un papillon en train d’éclore. C’est un déluge de formes, de matières et de couleurs. L’image est comme une tapisserie pour tisser un rêve, le rêve du cinéma.
Francis Ford Coppola est un technicien inventif, un illusionniste et magicien qui met en œuvre toutes les possibilités du langage cinématographique pour réaliser ses idées. C’est un cinéaste et un créateur à part entière, sa générosité n’a pas de limites et permet d’atteindre le rêve de chaque créateur – frôler l’éternité.
Rita Bukauskaite
٭ F. F. Coppola, Journals 1989-1993, trad. I.K., in Projections 3, Faber and Faber, p. 10.
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