Paprika – Tinto Brass

1958. Mimma (Deborah Caprioglio) aime Nino (Luigi Laezza) avec ferveur. Les deux jeunes Italiens rêvent d’avenir, mais leurs poches sont désespérément vides. Pour accélérer leur ascension sociale, Nino persuade sa bien-aimée de louer son corps dans un bordel de luxe, pour une brève période de quinze jours. Amoureuse, curieuse, presque joueuse, Mimma accepte. Au sein de cette maison close, la mère maquerelle, Madame Collette (Martine Brochard), la rebaptise Paprika. Enthousiaste, lumineuse, Paprika entre dans le métier avec une énergie déconcertante…

Paprika est une libre adaptation de Fanny Hill, ou Mémoires d’une fille de joie, classique du roman érotique signé par l’Anglais John Cleland et publié pour la première fois en 1748. Considéré comme le premier roman pornographique de la littérature anglaise, ce récit initiatique suivant l’entrée d’une jeune vierge dans une maison close fut rapidement interdit pour obscénité. Retiré de la vente, il ne circula plus que sous le manteau jusqu’à sa réapparition officielle en 1960 — réédition aussitôt saisie, son éditeur étant même condamné. Le livre ne retrouvera une vie publique qu’en 1970.

Tinto Brass en reprend la substance et plusieurs péripéties, qu’il transpose dans l’Italie de l’immédiat avant-interdiction des maisons closes, en 1959. Chez lui, les bordels deviennent des lieux idéalisés, presque féeriques, où l’imaginaire prime sur la réalité historique. Pour mener à bien cette transposition, Brass cosigne le scénario avec Bernardino Zapponi, collaborateur de longue date de Federico Fellini — Toby Dammit (dans Histoires extraordinaires, 1968), Satyricon (1969), Les Clowns (1970), Roma (1972), Casanova (1976) ou encore La Cité des femmes (1980). Zapponi est aussi l’une des grandes plumes de la comédie italienne, travaillant régulièrement avec Dino Risi (Une poule, un train… et quelques monstres, 1969 ; La Femme du prêtre, 1970 ; Rapt à l’italienne, 1973 ; La Carrière d’une femme de chambre, 1976 ; Âmes perdues, 1977 ; Les Nouveaux Monstres, 1977 ; Cher papa, 1979, etc.). Entièrement au service de Brass, Zapponi épouse les motifs et les décors habituels du cinéaste. Le scénario, solidement charpenté, suit une progression limpide : de la naïveté initiale de Mimma/Paprika à son apprentissage du désir et du pouvoir, jusqu’à sa conquête d’une forme de réussite sociale — et financière.

Il ne fait aucun doute que Tinto Brass est dans son élément au sein des chambres feutrées des maisons closes. Il filme avec une sorte de dévotion quasi liturgique ces corps offerts, fesses rebondies et seins triomphants s’échappant de déshabillés affriolants. Paprika, loin d’être farouche, découvre d’autres formes de plaisir et apprend surtout à maîtriser ses sentiments. Quelques règles lui sont inculquées : toujours laver la pine du client, ne jamais s’attacher, et surtout ne pas jouir — même si son partenaire est d’une beauté renversante. Au fil des rencontres, Paprika expérimente tout un répertoire de jeux charnels, parfois comiques, parfois tendres, souvent exubérants. Mais la vie n’a rien d’un long décor rose bonbon. Nino, son fiancé, n’est qu’un opportuniste qui mène une double vie. Les filles du bordel, elles aussi, ne sont pas libres : elles doivent rendre des comptes à des souteneurs qui veillent à leurs intérêts avec brutalité. Parmi eux, Rocco (Stéphane Ferrara), petite frappe machiste, mais qui se révèle malgré tout celui qui arrachera Paprika aux griffes de son oncle. Ce dernier, ayant découvert la nouvelle activité de sa nièce, décide d’en profiter pour obtenir quelques “faveurs” — « ça ne fait pas de mal », croit-il — puis exige en échange de son silence une part de ses revenus. Ah, la famille !

Tinto Brass s’en donne à cœur joie en suivant pas à pas son héroïne, qu’il filme sous toutes les coutures, exposant sans retenue sa poitrine généreuse. Sa caméra devient presque un personnage : intrusive, gourmande, ravie de découvrir l’intimité de Paprika comme un territoire de jeu. « Ton point fort, c’est un cul comme une mandoline », lance un personnage — phrase qui pourrait tenir lieu de profession de foi brassienne. Brass trouve en Debora Caprioglio non seulement son interprète idéale, mais une véritable partenaire de jeu érotique. Il évoquera d’ailleurs une passion charnelle dévorante née pendant le tournage, à tel point que sa compagne s’en inquiétera. Cette relation joyeuse, électrique, infuse le film tout entier : rarement un Brass aura paru aussi vif, aussi enlevé, aussi euphorique.

Debora Caprioglio, quant à elle, n’arrive pas de nulle part. À dix-sept ans, elle remporte le concours Un visage pour le cinéma. Elle est repérée peu après par Klaus Kinski. Il a soixante et un ans, elle en a dix-neuf : l’amour — ou quelque chose qui y ressemble — les entraîne dans une relation que l’on imagine volcanique. Fiancés ou mariés selon les versions, ils tournent ensemble Grandi cacciatori (1988) sous la direction d’Augusto Caminito (producteur de Paprika), un film d’aventure déroutant. Dans la foulée, ils enchaînent avec Paganini, que réalise cette fois Kinski lui-même, une dinguerie baroque où croisent Bernard Blier, le mime Marcel Marceau et Dalila Di Lazzaro. Le couple se sépare après deux années de vie « commune », tumultueuse. C’est Paprika qui révèle véritablement Caprioglio au grand public. Son naturel, sa vivacité, sa sensualité y font sensation. Brass la dirigera ensuite au théâtre dans Lulu. La jeune actrice multipliera également les apparitions télévisées, animant des émissions en deuxième partie de soirée sur les chaînes privées de Berlusconi — prolongement inattendu mais cohérent d’une carrière marquée par l’audace et la liberté. Curieusement, elle abandonne au bout de deux films le cinéma, pour se consacré à la télévision.

En situant son récit à la veille de la loi Merlin — votée en février 1958 et appliquée en 1959, mettant définitivement fin aux maisons closes en Italie — Paprika fait figure de chant du cygne d’un monde révolu. Brass n’en propose évidemment pas une restitution réaliste : son bordel est un espace mental, un théâtre du désir, baigné d’une lumière chaleureuse, peuplé de silhouettes rieuses, nues et de décors volontairement factices avec son miroir au-dessus du lit. C’est une mythologie de son cru, un lieu-refuge où l’imaginaire peut prospérer à l’abri du moralisme d’État. Là où Salon Kitty revisite la décadence fasciste et Miranda le fantasme campagnard, Paprika condense tout l’univers brassien : la célébration du corps féminin, les jeux de rôle, la réappropriation joyeuse du plaisir.

Dans cette vision, la prostitution devient moins une réalité sociale qu’un motif de comédie érotique, l’occasion d’exalter une féminité puissante et souveraine. Paprika, qui passe d’une naïveté presque enfantine à une pleine maîtrise de ses désirs, incarne cette trajectoire. Brass lui confère une liberté paradoxale : enfermée dans un bordel et pourtant plus libre que dans la société patriarcale extérieure, où les hommes — Nino, l’oncle, les souteneurs — n’offrent que trahison, chantage et prédation. Ce contraste, typique du cinéma de Brass, donne au film une dimension politique inattendue : la maison close devient un espace matriarcal, structuré par des femmes qui s’entraident, négocient, survivent.

Le film tire aussi sa singularité de son ton. Paprika est un film résolument léger, ludique, presque musical (on retrouve sur la bande son, Edith Piaf et Léo Ferré). Brass y retrouve une énergie qu’on croyait dissipée, la performance de Debora Caprioglio, radieuse, généreuse, y est pour beaucoup : elle incarne Paprika avec une spontanéité qui rend crédible la fantasmagorie du cinéaste. Le résultat est un film à la fois profondément ancré dans l’héritage de Fanny Hill et entièrement brassien, une œuvre qui fixe les obsessions d’un auteur arrivé à leur pleine maturité. Le sexe comme force libératrice et joyeuse.

Fernand Garcia


Paprika est disponible en DVD et en Combo (Blu-ray + DVD) dans une édition collector Sidonis–Calysta, nouveau titre de leur précieuse collection consacrée à Tinto Brass. En complément, on trouve une présentation documentée et passionnante de Jean-François Rauger, chaleureux programmateur de la Cinémathèque française. « … Dans le cinéma de Tinto Brass, qui est un cinéma fantasmagorique, il y a parfois une dimension biographique, quelque chose qui vient du plus profond de lui-même… » (20 min). S’ajoute une interview réjouissante de Tinto Brass lui-même : « Je n’ai rien contre le voyeurisme, c’est un moment magique, et le cinéma est un art du voyeur… » (25 min). Et pour finir, la bande-annonce d’époque. Autant de compléments qui permettent d’aborder Paprika sous les meilleurs auspices.

Paprika un film de Tinto Brass avec Debora Caprioglio, Stéphane Ferrara, Martine Brochard, Stephane Bonnet, Rossana Gavinel, Renzo Rinaldi, Nina Soldano, Elizabeth Kaza, John Steiner, Clara Algranti, Luciana Cirenei, Valentine Demy, Clarita Gatto, Paul Muller… Scénario : Tinto Brass et Bernardino Zapponi. Directeur de la photographie : Silvano Ippoliti. Décors : Paolo Biagetti. Costumes : Jost Jacob. Montage : Tinto Brass. Musique : Riz Ortolani. Producteur exécutif : Giuseppe Auriemma. Producteur associé : Giovanni Bertolucci. Producteur : Augusto Caminito. Production : San Francisco Film – Scena Group. Italie. 1991. 1h55. Version intégrale. Couleur. Format image : 1,66:1. 16/9e Son : Version originale avec sous-titres français et Version française. Interdit aux moins de 16 ans.