La disparition de Josef Mengele – Kirill Serebrennikov

Dans l’institut médico-légal de Sao Paulo, un professeur présente à ses étudiants des ossements. Le crâne a été identifié comme étant celui Josef Mengele, un criminel de guerre nazi, dont le nom ne dit rien aux étudiants. Josef Mengele (August Diehl) se terre à Buenos Aires. Il vit dans la peur constante d’être identifié, traqué par le Mossad. La simple apparition de juifs religieux dans la rue suffit à le glacer d’effroi. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, celui que l’on surnomma « l’Ange de la Mort » pour ses atrocités commises à Auschwitz s’efforce, avec l’aide de sa famille restée en Allemagne, d’anciens nazis et de sympathisants en Amérique latine, d’effacer toute trace de son existence et d’échapper à la justice…

La disparition de Josef Mengele est un film absolument remarquable à tous points de vue. Kirill Serebrennikov signe une adaptation magistrale du roman d’Olivier Guez — une tâche pour le moins ardue : comment suivre les pas d’un des plus infâmes criminels de guerre du XXe siècle sans tomber dans la complaisance ni dans la fascination morbide ? Le cinéaste choisit de coller à Mengele, de le suivre pas à pas, à travers un montage où s’imbriquent plusieurs espaces-temps. L’ancien médecin du camp d’extermination d’Auschwitz fuit son passé, mais ne le renie jamais ; il se justifie, se compare aux autres, se persuade que « d’autres médecins ont fait pire » et qu’il « se souciait du peuple ». Serebrennikov montre un homme au-delà même de la banalité du mal : Mengele n’est pas seulement un rouage monstrueux du système nazi, il en fut l’un des artisans les plus zélés, les plus abjects, les plus directement impliqués.

Serebrennikov adopte le point de vue de Mengele, dont la paranoïa s’exacerbe après la capture et le procès d’Adolf Eichmann – qu’il qualifie de « crétin ». Le film bascule peu à peu dans la subjectivité d’un homme traqué, jusqu’à plonger, dans son dernier tiers, au cœur même de sa folie. Cette fuite en avant révèle un vaste réseau de complicités, mais aussi une communauté nazie vivant dans la nostalgie — voire dans le prolongement — du IIIᵉ Reich. Aucun regret ne traverse ces dignitaires et officiers dispersés à travers l’Amérique du Sud, sinon celui de la défaite. Serebrennikov reconstitue avec une précision presque documentaire les lieux où ces fantômes du mal absolu se sont réfugiés, composant une véritable cartographie de l’itinéraire de Mengele. De retour d’Auschwitz en 1945, celui-ci regagne le foyer familial et retrouve son père, riche industriel dont l’usine fait vivre toute une ville. La situation se complique : arrêté un temps par l’armée américaine, Mengele est relâché, non identifié comme criminel de guerre. Il profite alors de cette erreur pour quitter l’Allemagne et s’exiler en Argentine, en 1949 — début d’un long périple qui s’achèvera sur la plage de Bertioga, au Brésil, en 1979.

Sous son vrai nom ou sous de fausses identités, Mengele voyage et ose même un retour en Europe. La corruption et les complicités lui permettent de disparaître dès qu’il se trouve menacé d’arrestation ou d’extradition. Il reprend la pratique médicale, illégalement, jusqu’à ce qu’une femme meure des suites d’un avortement : contraint de fuir, il s’installe au Paraguay. Là, il se cache dans une exploitation agricole appartenant à un couple de Hongrois, qu’il maltraite tout comme leurs employés. Jusqu’au bout, Josef Mengele demeure un monstre arrogant, violent et insensible.

« Il s’agit de demander au spectateur de mettre le masque de Mengele sur lui-même, pour comprendre que le chemin qui va de l’homme ordinaire au criminel et au sadique peut être très court. Et surtout, ce que je ne voulais pas, c’est qu’il y ait de la compassion envers cet homme. Il n’y a pas de compassion possible pour Mengele. Il ne faut pas compatir. » Kirill Serebrennikov

Le bonheur, pour Mengele, fut Auschwitz : le lieu où il détenait le pouvoir de vie et de mort. Surgissant des ténèbres, Serebrennikov insère un film muet en 16 mm, en couleur, qui montre l’abjection des expérimentations du médecin nazi. Mengele et ses acolytes se livrent à leurs recherches sur des détenus sans le moindre égard pour leur vie, s’intéressant aux difformités anatomiques, au nanisme, aux jumeaux. Toute cette horreur se déroule dans une atmosphère de légèreté sinistre, comme dans un film de vacances. L’autre n’existe pas. La reconstitution, d’une précision clinique, glace le sang.

La mise en scène de Kirill Serebrennikov est époustouflante, d’un baroque contenu, sculptée dans un noir et blanc contrasté, tranchant comme des traits d’encre de Chine. Il recrée l’atmosphère des films noirs, les haciendas, les appartements, les maisons où Mengele s’est terré, autant de refuges qui deviennent des prisons intérieures. Ce réalisme immersif donne au film une force d’impact sidérante. Il faut aussi saluer l’excellence des dialogues, qui participent pleinement à la vérité des personnages. La rencontre entre Mengele et son fils, imaginée par Serebrennikov, en est un moment clé : un échange âpre, traversé de silences lourds, où l’horreur se devine dans ce qui n’est pas dit. Comment être le fils d’un tel monstre ? Mais d’autres questions, plus vastes, s’imposent : quelle justice pour les criminels de guerre ? Comment les traduire devant les tribunaux ? Et que faire de ceux qui, sans avoir tué, furent complices idéologiques ou opportunistes, pour un peu d’argent ou de confort ?

« Pour moi, tout le film est un monologue intérieur en continu. Il parle à différentes personnes, à son chien, à son fils, mais il se répète sans cesse, il ressasse les mêmes idées. Il change d’apparence et d’âge, mais sur le fond, c’est identique : une obsession. Il ne s’adresse jamais vraiment aux autres, comme s’il y avait un mur entre lui et le monde. Il se parle à lui-même. » August Diehl

Glaçant de retenue, August Diehl compose un homme méthodique dont la médiocrité banale devient le visage même de l’horreur. Sa performance traduit un conflit intérieur constant — non pas la recherche d’un pardon, mais la rage de ne pas avoir été « compris ». Diehl incarne un Mengele viscéralement et intégralement nazi, sans fissure morale, sans remords. Il dépasse même l’interprétation déjà remarquable de Gregory Peck dans Ces garçons qui venaient du Brésil (The Boys from Brazil, 1978), en donnant à ce monstre une densité intime, un vide presque métaphysique.

En filmant cet être sans remords, Serebrennikov ne cherche jamais à lui prêter une âme, encore moins à lui trouver des circonstances. Il le scrute, comme pour révéler ce que l’humain peut contenir de plus opaque et de plus inacceptable. Avec La disparition de Josef Mengele, Kirill Serebrennikov signe sans doute son film le plus radical, le plus en résonance avec une Europe en guerre. En refusant toute sentimentalité, il ne cherche pas à expliquer le mal, encore moins à le justifier, mais à le montrer dans sa nudité glaciale, son inanité absolue. Le cinéaste explore la figure du bourreau avec une rigueur d’entomologiste, mais aussi avec une conscience aiguë de ce que le cinéma peut — et ne doit pas — faire. Car filmer Mengele, c’est risquer de lui rendre une forme d’existence; Serebrennikov inverse ce risque en transformant l’image en tombeau. Le film s’achève dans le silence, avec le fantôme des victimes, laissant au spectateur la responsabilité de ce qu’il a vu. Un choc moral, d’une beauté noire, d’une lucidité implacable.

Fernand Garcia

La disparition de Josef Mengele (Das Verschwinden des Josef Mengele), un film de Kirill Serebrennikov avec August Diehl, Max Bretschneider, David Ruland, Frederike Becht, Mirco Kreibich, Dana Herfurth, Karoly Hadjdyk, Falk Rockstroh, Annamaria Lang, Thilo Werner… Scénario : Kirill Serebrennikov d’après le roman de Olivier Guez. Image : Vladislav Opelyants. Direction artistique : Liubov Korolkova. Costumes : Tatyana Dolmatovskaya. Montage : Hansjörg Weissbrich. Musique : Ilya Demutsky. Producteurs : Charles Gillibert, Mélanie Biessy, Julio Chavezmontes, Christopher Cooper, Abigail Honor, Yan Vizinberg et Felix von Boehm. Production : CG Cinéma – Hype Studios – Lupa Film – Piano – Arte France Cinéma – Gold Rush Pictures – Lorem Ipsum Corp. – Bayerischer Rundfunk (BR) – Red Production Company – Scala Films – Kinology – Forma Pro Films – Rei Pictures – Acess Creative Productions – Canal + – Ciné+OCS – Investment and Development Agency of Latvia – The Koum Faamily Foundation – Instituto Nacional del Cine y el Audiovisual – FFA – Région Île-de-France – CNC – Créative Europe Media. Distribution (France) : BAC Films (sortie le 22 octobre 2025). Allemagne – France – Mexique – États-Unis – Royaume-Uni – Argentine – Espagne – Lettonie. 2025. 2h16. Noir et blanc et Couleur. Format image : 2,39:1. 16 mm négatif Kodak. Son : Dolby Digital 5.1 et 7.1. Sélection Cannes Première, Festival de Cannes, 2025. Tous Publics avec avertissement.