Adieu ma jolie – Dick Richards

Los Angeles. Une nuit comme tant d’autres. Philip Marlowe (Robert Mitchum) se sent fatigué — est-ce à cause de ce temps pourri qui s’éternise depuis le printemps, ou simplement parce qu’il vieillit ? Plus rien ne semble vraiment l’intéresser, sinon suivre les exploits de Joe DiMaggio, le héros des New York Yankees. Retranché dans la chambre 502 du Casa Marina, un hôtel miteux aux couloirs trempés d’ennui, Marlowe se cache de la police. Mais la lassitude finit par l’emporter : il décroche le téléphone et décide d’appeler le lieutenant Nulty (John Ireland)…

Raymond Chandler est l’une des plus grandes signatures de la série noire américaine. Il naît le 23 juillet 1888 à Chicago (Illinois). Son père, Maurice Chandler, est ingénieur dans une compagnie ferroviaire ; sa mère, Florence Thornton, issue d’un milieu plus aisé, appartient comme lui à une famille d’origine quaker anglo-irlandaise — mais ni l’un ni l’autre ne pratiquent. Le père de Chandler, souvent en déplacement, sombre peu à peu dans l’alcoolisme. Le couple se déchire. Après le divorce de ses parents en 1896, le jeune Raymond suit sa mère en Irlande. La vie y est difficile : la société irlandaise, très conservatrice, condamne le divorce. Florence trouve refuge auprès de sa famille, tandis que Raymond poursuit ses études. Il entre ensuite au Dulwich College en Angleterre, où il reste jusqu’en 1905. Après un séjour en France — où il apprend rapidement le français — puis en Allemagne, il regagne Londres. Il réussit le concours du Civil Service britannique et devient sous-officier à l’Amirauté après avoir obtenu la nationalité britannique. Mais au bout de six mois, il démissionne pour se consacrer au journalisme, rêvant déjà d’une carrière d’écrivain. Il collabore à plusieurs journaux londoniens avant de repartir avec sa mère pour les États-Unis en 1912. Il débarque à New York en juillet, plein d’ambition mais bientôt désillusionné : ses projets littéraires s’effacent devant la nécessité de vivre. Après divers petits emplois, il quitte la côte Est pour Los Angeles, alors en pleine expansion économique. Il trouve un poste de comptable à la L.A. Creamery, mais s’y ennuie rapidement.

En 1917, lorsque les États-Unis entrent en guerre, Chandler se porte volontaire, mais sa mauvaise vue lui vaut d’être refusé. Refusant la résignation, il s’engage dans l’armée canadienne comme sujet britannique. Envoyé sur le front français en 1918, il y découvre la brutalité de la guerre. Démobilisé en 1919, il retourne en Californie, bien décidé à se reconstruire. En 1923, il décroche un poste de comptable au Dabney Oil Syndicate, une importante société de forage, au cœur d’un secteur en pleine croissance. Les années suivantes sont marquées par la réussite. Chandler gravit les échelons au Dabney Oil Syndicate, qui deviendra plus tard la South Basin Oil Company, où il occupe le poste de directeur du contrôle de gestion après avoir mis à jour plusieurs affaires de malversations. Sa mère décède en 1924. La même année, à trente-deux ans, il épouse Cissy, qui lui ment sur son âge : elle affirme avoir quarante-trois ans, alors qu’elle est en réalité son aînée de dix-huit ans.

Chandler mène alors une existence relativement stable. Mais derrière cette façade bourgeoise, il accumule les frustrations. L’essor du pétrole lui assure une bonne situation matérielle, sans lui donner pour autant un sens à sa vie. L’alcool s’installe peu à peu dans son quotidien. Son comportement devient instable, son tempérament colérique, ce qui lui vaut d’être licencié en 1932. À quarante-quatre ans, en pleine Grande Dépression, il doit se réinventer. C’est à ce moment qu’il découvre les pulp et commence à écrire des récits policiers pour Black Mask, la revue mythique du genre, où il s’impose rapidement aux côtés de Dashiell Hammett. Chandler s’invente alors un double littéraire : Philip Marlowe, détective solitaire, lucide et moraliste, perdu dans un monde corrompu. En 1939, il publie Le Grand sommeil (The Big Sleep), son premier roman, qui rencontre un immense succès. D’autres suivront, dans l’ordre : Adieu ma jolie (Farewell, My Lovely, 1940), La Grande Fenêtre (The High Window, 1942), La Dame du lac (The Lady in the Lake, 1943), Fais pas ta rosière ! (The Little Sister, 1949), Sur un air de Navaja (The Long Goodbye, 1953) et Charades pour écroulés (Playback, 1958).

À travers Marlowe, Chandler projette sa propre mélancolie, sa quête d’intégrité et son rapport amer au temps. Son écriture, poétique et désabusée, transforme le roman noir en une véritable littérature morale et existentielle. Los Angeles, ville tentaculaire et sans repères, devient sous sa plume le miroir d’un monde en décomposition. C’est dans cet univers que s’inscrit Adieu ma jolie, roman de la perte et de la fatigue, que le film de Dick Richards — avec un Robert Mitchum crépusculaire — adapte avec une fidélité rare à l’esprit de son auteur.

Adieu ma jolie aurait d’abord dû être une adaptation moderne du roman de Chandler, à l’image du Privé (The Long Goodbye, 1973) de Robert Altman, produit par Elliott Kastner et interprété par Elliott Gould dans le rôle de Marlowe. Mais la sortie de Chinatown (1974) vient rebattre les cartes. Cette enquête d’un détective privé (Jack Nicholson) dans le Los Angeles des années trente, reconstitué avec un soin maniaque, rencontre un immense succès, aussi bien critique que public. L’intelligence de la mise en scène de Roman Polanski réside dans sa capacité à reprendre les codes du film noir classique tout en les traversant de touches de modernité — ironie, ambiguïté morale, sophistication visuelle. Le résultat est éblouissant : Chinatown devient le modèle d’un néo-noir conscient de son héritage, capable d’en rejouer les formes tout en en révélant la corruption latente.

C’est dans ce contexte que Dick Richards * conçoit Adieu ma jolie. « J’avais le choix entre faire une adaptation moderne, comme Altman, ou replacer l’action dans son époque. J’ai choisi de faire un film d’époque à cause de la morale du personnage. Chandler a écrit l’histoire pour son époque. Alors pourquoi aurais-je pris son histoire pour la détruire, détruire son style, qui n’a jamais été surpassé depuis ? Pourquoi ne pas la replacer dans son contexte ? C’est ce que j’ai fait. »

En choisissant de replacer l’histoire dans les années quarante, Richards revendique un geste de fidélité — non pas passéiste, mais éthique. Pour lui, respecter Chandler, c’est aussi respecter Marlowe : un homme d’un autre temps, dont la lucidité et la droiture ne peuvent exister que dans un monde déjà perdu. Afin de redonner vie aux années quarante, Dick Richards s’entoure de collaborateurs de tout premier plan. À la direction artistique, il confie la tâche à Dean Tavoularis, tout juste auréolé de l’Oscar pour son travail magistral sur Le Parrain II (1974). La mission est délicate : il faut recréer l’atmosphère du Los Angeles de Chandler avec un budget initialement prévu pour un film contemporain.

Richards et Tavoularis choisissent la voie de l’économie et de la suggestion. Les décors — chambres d’hôtel, commissariats, bars, tripots — sont réduits à leur essence, débarrassés de tout superflu. Cette stylisation volontaire évoque les films noirs des années quarante, tout en leur conférant une densité presque théâtrale. Les extérieurs sont limités à quelques plans d’ensemble, souvent fixes, sur des façades et de rapides scènes de voitures. Ce parti pris, loin de trahir le réalisme, renforce la sensation d’enfermement propre à l’univers de Chandler.

Autre collaborateur essentiel : John A. Alonzo, le directeur de la photographie de Chinatown. Adieu ma jolie lui permet de poursuivre le travail amorcé avec Polanski — retrouver une lumière et un style qui ne doivent rien à la nostalgie, mais tout à une recherche de justesse. Alonzo procède par touches subtiles, intégrant les sources lumineuses au sein même du décor : lampes, enseignes, reflets, halos filtrés par la fumée. Le film baigne dans une clarté trouble, à la fois réaliste et spectrale, où chaque visage semble déjà hanté par la mémoire du passé.

La grande idée pour incarné Philip Marlowe est d’avoir fait appel à Robert Mitchum, alors âgé de cinquante-sept ans. Un choix à contre-courant, Marlowe est plus jeune dans les romans, mais d’une justesse absolue. Si Chandler voyait en Marlowe un chevalier solitaire dans un monde corrompu en pleine déliquescence, Mitchum lui apporte ce que peu d’acteurs avant lui avaient su saisir : la fatigue du désenchantement. Son visage buriné, sa voix lasse (très bonne utilisation de la voix off), son pas mesuré traduisent moins la force que l’usure d’une conscience lucide. Il n’y a plus vraiment grand-chose à sauver dans ce monde, peut-être ce petit enfant noir des quartiers de misère de L.A. Et quoi d’autre encore ? Les rêves se sont évanouis, le bruit des canons de la Seconde Guerre mondiale gronde au loin…

Dans Adieu ma jolie, Marlowe n’est plus un héros triomphant, mais un homme usé par la répétition des mensonges et la médiocrité du monde. Chaque geste, chaque réplique semble peser d’un poids intérieur. Mitchum ne joue pas Marlowe, il l’habite. Il en restitue la lenteur, la politesse ironique, le sens tragique du devoir. Il ne se fait plus aucune illusion sur l’être humain. On retrouve dans son regard ce mélange de pitié et de mépris que Chandler plaçait au cœur de son personnage.

Mitchum, qui avait traversé toute l’histoire du film noir — de La Griffe du passé (Out of the Past, Jacques Tourneur, 1947) à La Nuit du chasseur (The Night ot the Hunter, Charles Laughton, 1955) — semble ici refermer la boucle. Adieu ma jolie suit deux autres grands films noirs, Les copains d’Eddie Coyle (The Friends of Eddie Coyle, Peter Yates, 1973 et Yakuza (Sydney Pollack, 1974). Son Marlowe n’est pas seulement un détective, c’est le fantôme du cinéma noir lui-même, un survivant qui erre dans les ruines d’un genre. Ce mélange de dignité et de lassitude donne à au film sa tonalité crépusculaire. L’enquête devient un prétexte : ce que Mitchum incarne, c’est la disparition d’un monde, celui des certitudes morales et des lignes nettes entre le bien et le mal.

Rien n’a été simple pour Robert Mitchum sur ce tournage, conscient de ce qu’il représente dans un film qui est autant un hommage qu’une modernisation discrète de Chandler. L’angoisse de ne pas être à la hauteur le rend parfois difficile, irritable. Il s’en prend à Dick Richards, mais celui-ci ne cède rien : il sait que l’acteur est à la hauteur du rôle, qu’il porte en lui l’héritage même du film noir. Ses scènes avec Sylvia Miles comptent parmi les plus belles du film, d’une finesse et d’une complicité rares. L’actrice, gouailleuse et mélancolique, parvient à donner à son personnage de prostituée vieillissante et alcoolique une vérité bouleversante — sa prestation lui vaudra d’ailleurs une nomination à l’Oscar du meilleur second rôle.

Richards offre également à Mitchum une partenaire à sa mesure : Charlotte Rampling, femme fatale digne de celles de l’âge d’or hollywoodien. Égérie du cinéma d’auteur européen, Adieu ma jolie marque son premier film américain. Rampling y déploie une élégance à la fois distante et brûlante, une sensualité à fleur de peau capable de désarmer les vrais durs. Face à Mitchum, elle incarne une forme de mystère et de désillusion — la beauté comme piège, la séduction comme dernier refuge avant la chute.

Raymond Chandler, dans Adieu ma jolie, approfondissait la mélancolie de Philip Marlowe, ce sentiment d’usure et de solitude face à un monde corrompu. Ce même vertige traverse tout le film, porté par la présence crépusculaire de Robert Mitchum et la mise en scène feutrée de Dick Richards. Ensemble, ils signent une œuvre d’une rare fidélité à l’esprit de Chandler, où le noir se teinte de nostalgie, et où chaque plan semble dire un adieu — à une époque, à un homme, à une certaine idée du cinéma.

Fernand Garcia

* Propos de Dick Richards, entretien avec Alain Garel et François Guérif in Le Film noir américain, Édition Denoël, 1999.

Adieu ma jolie est disponible en édition Éléphant Films, combo (DVD + Blu-ray) et unitaire (DVD). En suppléments : Présentation et analyse du film par Machiketas Wignesan , qui revient sur les principaux éléments scénaristiques et esthétiques de l’œuvre (21 min). Marlowe et son créateur, par Eddy Moine , retraçant les liens entre Raymond Chandler et son célèbre détective et les différentes adaptations de son œuvre (15 min). La bande-annonce d’époque d’Adieu ma jolie (2 min), ainsi que celles de trois autres films de la même collection : Le Grand Sommeil, Syndicat du meurtre et Top Secret.

Adieu ma jolie (Farewell, My Lovely), un film de Dick Richards avec Robert Mitchum, Charlotte Rampling, John Ireland, Sylvia Miles, Anthony Zerbe, Harry Dean Stanton, Jack O’Halloran, Joe Spinell, Sylvester Stallone, Kate Murtagh, John O’Leary, Walter McGinn, Jim Thompson… Scénario : David Zelag Goodman d’après le roman de Raymond Chandler. Directeur de la photographie : John A. Alonzo. Décors : Dean Tavoularis. Montage : Walter Thompson et Joel Cox. Musique : David Shire. Producteurs exécutifs : Elliott Kastner et Jerry Bick. Producteurs : George Pappas et Jerry Bruckheimer. Production : ITC Films LLC – E.K. Corporation – Avco Embassy Pictures. États-Unis – Royaume-Uni. 1975. 95 minutes. Technicolor. Panavision. Format image :1.85:1 Format Blu-ray 1.78:1. 16/9e Encodage 1920x1080p. Son : Version originale avec sous-titres français et Version française. DTS-HD 2.0 (Blu-ray) et DolbyAudio 2.0 (DVD). Tous Publics.