Les Démons de la nuit / Shock – Mario Bava

Un lac sous un soleil froid. un portail métallique rongé par le vent, au pied duquel gisent des branches arrachées. Derrière, une maison abandonnée se dresse au milieu des herbes folles, volets clos, coursive envahie de feuilles mortes. À l’intérieur, la cave regorge de malles oubliées ; à l’étage, la poussière et la terre recouvrent un mobilier en décomposition, l’évier retient une eau stagnante. Un jour, les portes s’ouvrent : des déménageurs déposent des caisses de livres. Dora Baldini (Daria Nicolodi) revient habiter ces murs quittés depuis la mort de son mari, sept ans auparavant, accompagnée de son fils Marco et de son nouveau mari, Bruno (John Steiner). La maison reprend vie…

Mario Bava, dès l’ouverture des Démons de la nuit, installe une atmosphère immédiate de retour hanté. Le contraste entre la clarté et la froideur annonce que le danger se manifestera en plein jour, et non pas seulement dans l’obscurité. La maison apparaît comme un lieu figé dans le temps mais non éteint, traversé par une énergie latente, morbide. Bava y pénètre par la cave — espace de la mémoire refoulée — et filme les strates d’objets oubliés du couple, autant de souvenirs traumatiques que Dora rouvrira malgré elle. L’étage en décomposition révèle les cicatrices encore visibles, comme des blessures restées ouvertes.

En « reprenant possession » de la demeure, Dora commet une transgression : revenir dans la maison du mari défunt avec un nouvel époux, c’est réveiller un fantôme, convoquer la présence du mort. Le film adopte ainsi une approche moderne d’un motif classique du cinéma d’horreur gothique : la maison n’est pas un simple décor, elle est une entité. Les signes de vie qui s’y insinuent — caisses de livres, meubles neufs, portes qui se rouvrent — annoncent que cette « résurrection » ne sera pas à sens unique : la maison est encore habitée.

Mario Bava signe en 1977 avec Les Démons de la nuit son dernier film pour le cinéma (il coréalisera ensuite avec son fils Lamberto un téléfilm). Ce retour au gothique apparaît comme une conclusion à son œuvre, commencée dix-sept ans plus tôt avec Le Masque du démon (1960). Mais Les Démons de la nuit n’est pas qu’un simple retour : c’est une modernisation, en phase avec le tournant qu’a connu le cinéma fantastique depuis le triomphe de L’Exorciste de William Friedkin. Le projet, d’abord mis de côté, fut réactivé par Lamberto Bava, qui avait participé aux différentes ébauches. En reprenant le scénario, il l’actualise en y injectant des éléments contemporains, notamment inspirés de Stephen King : la télékinésie de Carrie (1974) ou les réminiscences psychiques de Shining (1977). Mais Les Démons de la nuit reste avant tout une ultime et parfaite illustration de l’art de Mario Bava. Le cinéaste retrouve l’un de ses motifs les plus personnels : le basculement progressif d’une héroïne dans un univers terrifiant issu de son propre mental, à partir d’une réalité en apparence banale. Peu à peu se compose un véritable puzzle psychanalytique, auquel Dora se voit confrontée sans pouvoir échapper aux mailles d’un passé violent et destructeur.

Cette descente aux enfers prend corps à travers Marco, son fils, possédé par l’esprit de son père mort d’overdose. Le film met en scène un dédoublement malsain, où affleure un complexe œdipien explicite. Après avoir vu (en esprit) sa mère faire l’amour avec son beau-père, Marco simule l’acte sexuel avec elle dans le jardin alors qu’ils sont allongés sur l’herbe. L’enfant observe sa mère nue sous la douche, dérobe une culotte qu’il lacère, et la confronte à une culpabilité diffuse. Il cherche à lui arracher l’aveu de sa responsabilité dans la mort du père. Peu à peu, Dora en vient à croire que son fils détient de véritables pouvoirs médiumniques. Elle s’enferme alors dans un labyrinthe intérieur en résonance avec cette maison maudite, dont chaque pièce semble répondre à ses obsessions. Car une vérité cauchemardesque se terre derrière un mur de la cave…

Lorsque le mur de la cave finit par céder, l’horreur se matérialise : derrière la cloison gît le cadavre du mari défunt, scellé comme un secret inavouable. Cette image de l’ensevelissement, motif récurrent du cinéma gothique, devient ici la projection visuelle d’un refoulement psychique. Ce que Dora s’efforçait d’oublier resurgit dans toute sa brutalité. Le film atteint alors son paroxysme : la maison, loin d’être un simple décor, agit comme une machine à mémoire, révélant couche après couche les strates d’un passé traumatique. L’espace domestique se confond avec l’inconscient, et chaque pièce franchie par Dora correspond à une étape de sa descente intérieure.

Bava signe là une conclusion profondément psychanalytique à son œuvre : les fantômes ne sont pas seulement des spectres, mais les échos d’une culpabilité enfouie, d’un désir interdit, d’une violence impossible à contenir. Les Démons de la nuit apparaît ainsi comme un testament gothique, où l’horreur s’enracine moins dans l’au-delà que dans les ténèbres de l’esprit humain.

Si tous les motifs chers à Mario Bava — fétichisme, voyeurisme, sadisme, surnaturel — irriguent Les Démons de la nuit, le film s’affirme aussi comme un salut fraternel à son héritier direct, Dario Argento. Bava y reprend plusieurs éléments de Les Frissons de l’angoisse (Profondo rosso, 1975) : la petite musique enfantine, le secret dissimulé derrière un mur de briques, et jusqu’à l’actrice, Daria Nicolodi, épouse d’Argento, qu’il confie ici au rôle de Dora. Argento, en retour, empruntera à Les Démons de la nuit la scène de l’égorgement au cutter pour Ténèbres (Tenebre, 1982). Cette complicité se traduit aussi dans les collaborations directes : Mario Bava supervisera la seconde équipe et les effets spéciaux d’Inferno (1980), tandis que la relation se prolongera avec Lamberto Bava, lorsque Dario Argento cosignera les scénarios et coproduira Démons I et II (1985, 1986).

Daria Nicolodi est l’interprète idéale pour ce douloureux voyage au royaume des fantômes. Elle trouve dans Dora sans doute son rôle le plus complexe. Ses grands yeux bleus, son visage diaphane, cette sensualité à fleur de peau qu’elle porte presque malgré elle, suffisent à faire basculer une scène en un instant. Cette intranquillité, qu’elle manie avec une subtilité rare, confère à son personnage une profondeur inhabituelle dans le cinéma de Mario Bava. On sait, par de nombreux témoignages, que la direction d’acteurs n’était jamais sa priorité absolue : Bava recherchait avant tout l’atmosphère, l’ambiance, la force d’une image. Pourtant, Daria Nicolodi parvient à occuper ce cadre rigoureux et à y insuffler une intensité vibrante. Souvent seule, face à l’horreur, elle tient le film sur ses épaules et livre une performance à la fois douloureuse et fascinante.

Daria Nicolodi fait ses débuts au cinéma en 1970 dans Les Hommes contre (Uomini contro) de Francesco Rosi, où elle incarne une infirmière de la Première Guerre mondiale. Elle obtient ensuite un rôle plus conséquent dans La Propriété, c’est le vol (La proprietà non è più un furto, 1973) d’Elio Petri. Mais c’est avec Les Frissons de l’angoisse (Profondo rosso, 1975) qu’elle accède à une notoriété éclatante, grâce à son personnage de journaliste atypique dans l’univers de l’horreur. Ce film marque aussi le début d’une relation à la fois professionnelle et sentimentale avec Dario Argento. De 1975 à 1987, Nicolodi participe à l’ensemble de ses films, comme actrice, scénariste et véritable muse. Suspiria (1977), qu’ils écrivent ensemble, demeure leur chef-d’œuvre commun. Un profond désaccord artistique sur Phenomena (1985) mettra un terme provisoire à leur collaboration, mais elle reviendra devant la caméra d’Argento dans Mother of Tears (2007), conclusion de la trilogie des Mères initiée par Suspiria et poursuivie par Inferno, où elle partage l’affiche avec leur fille, Asia Argento.

Après Les Démons de la nuit, Daria Nicolodi retrouve Mario et Lamberto Bava pour La Vénus d’Ille (1979), téléfilm adapté de Prosper Mérimée. Figure singulière du cinéma fantastique et d’horreur des années 1970-1980, elle est à l’origine de certaines des images les plus marquantes et terrifiantes du genre. Pourtant, en tant qu’actrice, ses immenses possibilités n’auront véritablement été exploitées que dans Les Frissons de l’angoisse et Les Démons de la nuit.

Les Démons de la nuit apparaît ainsi comme l’ultime chef-d’œuvre de Mario Bava. Ce dernier long métrage, testament gothique, synthétise toute l’esthétique de Bava : la puissance des images, l’étrangeté des atmosphères, la violence des pulsions tapies dans l’ombre. Film d’horreur et drame psychique, huis clos domestique et voyage intérieur, Les Démons de la nuit, œuvre de clôture, s’impose comme une méditation funèbre sur les fantômes qui hantent autant les maisons que les esprits. Un grand film.

Fernand Garcia

Cette édition Sidonis – Calysta de Les Démons de la nuit / Shock, dans la collection Mario Bava, propose pour la première fois le film en Blu-ray (édition combo) et en DVD unitaire, dans un master Haute Définition qui restitue pleinement la beauté plastique de l’œuvre. Les compléments sont particulièrement riches : une présentation passionnante du film par Olivier Père (40 min), une interview de Lamberto Bava où il évoque l’influence de Stephen King sur le projet (8 min, VOSTF), ainsi qu’un portrait documentaire, Mario Bava, le faiseur de genre (17 min, VOSTF), retraçant l’importance du cinéaste dans l’âge d’or de l’horreur italien. La bande-annonce d’époque (3 min) et un livret signé Marc Toullec viennent compléter cette édition de référence, indispensable aux amateurs de Bava comme aux curieux de cinéma fantastique.

Les Démons de la nuit / Shock, un film de Mario Bava avec Daria Nicolodi, John Steiner, David Colin Jr., Ivan Rassimov… Histoire et scénario : Lamberto Bava, Gianfranco Barberi, Alessandro Parenzo et Dardano Sacchetti. Directeur de la photographie : Alberto Spagnoli. Décors : Francesco Vanorio. Costumes : Massimo Lentini. Assistant-réalisateur : Lamberto Bava. Montage : Roberto Sterbini. Musique : I Libra (Dino Cappa, Alessandro Centofanti et Walter Martino). Producteur : Turi Vasile. Production : Laser Film. Italie. 1977. 89 minutes. Format image : 1,85:1. 16/9e. Son : Version originale avec sous-titres français et Version française. DTS-HD 2.0.