Henri IV (Gaston Ray) et son jeune fils (Claudy Chapeland), l’héritier du trône, s’égarent sur une colline encore sauvage. Interpellé par le roi, un paysan leur apprend que ce lieu n’a pas de nom — ou plutôt qu’il en avait un autrefois : ces terres appartenaient à une très ancienne famille, les Versailles. Marqué par cet épisode, le jeune prince, devenu roi à son tour, décide d’y faire édifier un pavillon de chasse. Un édifice modeste, « pas trop grand », précise-t-il, avec seulement deux chambres : une pour lui, l’autre pour le cardinal de Richelieu (Maurice Tillier). Louis XIII (Louis Arbessier) baptise le lieu Versailles, en souvenir de cet espace où l’on ne reconnaissait pas les rois, et avec le dessein que cet emplacement demeure sauvage, secret, intime. C’est ainsi que commence une histoire de France que Sacha Guitry entreprend de raconter sur près de trois siècles — de 1624 à 1953.
Si Versailles m’était conté…est le grand succès du cinéma français de 1954. Le film de Sacha Guitry arrive en tête du box-office avec 6 986 788 entrées, dont 1 695 108 à Paris et en périphérie. Un triomphe populaire qui le place devant Tant qu’il y aura des hommes de Fred Zinnemann, Papa, maman, la bonne et moi de Jean-Paul Le Chanois, Touchez pas au grisbi de Jacques Becker et Le Rouge et le Noir de Claude Autant-Lara. Mais si le public adhère massivement, le film suscite des réactions bien plus réservées chez les historiens et dans le monde politique. La vision de l’Histoire proposée par Guitry est vivement contestée, au point que certains tentent d’en bloquer l’exportation à l’étranger, au motif qu’elle donnerait une image faussée — voire frivole — de la France.

Guitry, pourtant, s’inscrit pleinement dans l’esprit de son époque. D’abord parce qu’il fait œuvre d’auteur, indéniablement ; ensuite parce que, comme nombre de ses contemporains, il regarde l’Histoire par le petit bout de la lorgnette. Les secrets d’alcôve l’intéressent autant que les grands événements validés par les manuels. Son regard ironique sur la cour se déploie à travers une succession de petites scènes, presque des miniatures, parfaitement construites, où l’anecdote éclaire le pouvoir autant que les grands récits officiels. « L’intrigue ? Comment n’en choisir qu’une quand il y en a mille ? La chaîne – ce sont les faits qui en sont les maillons. Le Lien – il est de parenté. L’affabulation, c’est l’histoire. La continuité, c’est la France. Et le fil conducteur, c’est l’Amour. » Sacha Guitry
Guitry met en scène avec une grande délectation tous ses hommes et femmes qui ont fait l’histoire de France. Il croque en quelques traits et quelques dialogues admirablement ciselés la substance d’un personnage. Autant de personnages en quelques plans, une situation et puis l’on passe à un autre moment, à une autre époque. Cela fonctionne avec une grande rapidité sans que l’on ne saisisse l’incroyable rythme du montage.
Si Versailles m’était conté… est une production aussi démesurée qu’ambitieuse. Le film aligne près d’une centaine de rôles principaux, autant de rôles secondaires et de petits rôles, et mobilise quelque deux mille figurants pour donner corps à cette vaste reconstitution historique. Guitry obtient l’autorisation exceptionnelle de tourner dans le château de Versailles, sans toutefois pouvoir en fermer l’accès au public durant les prises de vues. Cette contrainte impose une organisation logistique complexe, d’autant plus délicate qu’elle doit composer avec la disponibilité d’une distribution pléthorique.

Fidèle à ses méthodes, Guitry tourne de jour comme de nuit, jusqu’à quatorze heures par jour. Le tournage ne dure que soixante jours — un délai particulièrement court au regard de l’ampleur du projet — mais le cinéaste est rompu à cet exercice. Sa rapidité repose sur une préparation minutieuse et sur un travail du dialogue d’une précision redoutable. Auteur complet, il n’hésite pas à réécrire ses propres textes au fil du tournage, afin que chaque réplique trouve son naturel dans la bouche des acteurs. Pour incarner cette galerie de figures historiques, Guitry réunit tout le gratin du cinéma français, mais aussi plusieurs stars internationales. La question de la ressemblance entre le personnage historique et son interprète est renversé par Guitry. « Louis XV était beau j’ai choisi Jean Marais. Il ne ressemble guère à Louis XV, mais il est beau. Ça m’a suffit. Un homme beau vaut un homme beau ». Les grandes figures du passé sont ainsi interprétées par des acteurs populaires, et même par des artistes issus de la variété, comme Édith Piaf ou Tino Rossi. Pour chaque rôles, Sacha Guitry, tout en écrivant le scénario, il liste tous les acteurs qu’il aimerait diriger.
Le film marque ainsi la première apparition dans le cinéma français de Claudette Colbert, immense vedette hollywoodienne, qui joue Madame de Montespan pour la première fois en français. Née à Saint-Mandé, ses parents ayant émigré aux États-Unis alors qu’elle n’avait que trois ans, Claudette Colbert devient la première actrice d’origine française — naturalisée américaine en 1912 — à recevoir l’Oscar de la meilleure actrice pour New York–Miami de Frank Capra en 1935. Autre apparition mémorable : Orson Welles, dissimulé sous un maquillage impressionnant au point d’en devenir méconnaissable, prête ses traits à Benjamin Franklin. Enfin, dans un délicieux échange entre Louis XV (Jean Marais) et sa future maîtresse d’un soir, Madame de Rosille, le spectateur attentif reconnaît une très jeune Brigitte Bardot, à l’aube d’une carrière appelée à devenir phénoménale.

Versailles est un théâtre, et Guitry un cinéaste de l’intérieur. La majeure partie du film se déploie dans un nombre restreint de pièces du château, comme autant de scènes où se joue une comédie du pouvoir. Guitry met en scène un monde clos, replié sur lui-même, régi par ses codes, ses rites et ses hiérarchies. Même les séquences en extérieur échappent à toute idée d’ouverture : jardins, cours et perspectives ne sont jamais des espaces de liberté, mais les prolongements d’un huis clos, celui qui entoure, protège et enferme une caste. Versailles devient ainsi moins un lieu géographique qu’un dispositif, un espace mental où l’Histoire se raconte à hauteur d’hommes — et surtout de rois.
À l’époque, le château de Versailles est largement délaissé par les Français. Faute de considération et d’investissements suffisants, le monument se dégrade progressivement, relégué à un statut patrimonial figé, presque poussiéreux. Le succès populaire de Si Versailles m’était conté…, en France comme à l’international, contribue à inverser cette tendance. Le film suscite un regain d’intérêt massif pour le site, relançant sa fréquentation et réinscrivant Versailles dans l’imaginaire collectif. Une part des recettes du film est reversée au château, permettant la mise en place d’un programme de restauration, tandis que le nombre de visiteurs augmente de manière significative. Par son ampleur et son retentissement, le film de Guitry joue ainsi un rôle décisif dans la redécouverte de Versailles par le public. Plus qu’une fresque historique, Si Versailles m’était conté… remet durablement le château au centre de la scène nationale, comme lieu vivant de mémoire, de récit et de spectacle.

Sacha Guitry est un génie du générique, qu’il ne cesse de réinventer. Pour Si Versailles m’était conté…, il en propose un d’une durée hors norme, frôlant les huit minutes. Dès les premiers cartons, il annonce malicieusement que les décors sont de Mansart et les jardins de Le Nôtre, inscrivant d’emblée son film dans une continuité artistique et patrimoniale avant même d’entrer lui-même en scène. Il ouvre alors un grand livre dont chaque page dévoile un acteur — photographie, nom, personnage — comme autant de figures convoquées pour raconter l’Histoire. Cette ouverture, au-delà de son humour et de son inventivité, dit surtout le respect profond et l’amour que Guitry porte aux acteurs, véritables piliers de son cinéma et médiateurs privilégiés entre le passé et le spectateur.
En plein scandale suscité par Si Versailles m’était conté…, un jeune critique, à contre-courant des procès faits au film comme à l’œuvre de Guitry, se distingue : François Truffaut. Il célèbre Sacha Guitry comme un véritable cinéaste, et non comme un simple homme de théâtre filmé. Dans ses articles publiés dans Les Cahiers du cinéma et dans Arts, Truffaut replace l’œuvre de Guitry au cœur de l’art cinématographique, soulignant la modernité de sa mise en scène, son sens du rythme, du cadre et du récit. Cette reconnaissance critique, portée par la Nouvelle Vague, contribue à imposer définitivement Sacha Guitry comme l’un des plus grands réalisateurs du cinéma français, au-delà des polémiques et des malentendus de son temps.
Si Versailles m’était conté…, « grande machine historique », conserve aujourd’hui encore un charme intact, mêlant insolence, ironie et un cynisme léger mais pleinement assumé — autant de qualités qui font de ce film spectaculaire une œuvre toujours vivante, jubilatoire et profondément personnelle.
Fernand Garcia

Si Versailles m’était conté… bénéficie d’une édition collector exceptionnelle, pour la première fois dans sa version restaurée en 4K, disponible en coffret (UltraHD 4K – 2 Blu-ray) chez Rimini Éditions. À ce travail de restauration impeccable, réalisé par Studio TF1 et René Chateau, l’éditeur ajoute une section de compléments passionnants : Si Versailles m’était conté… : L’Histoire selon Sacha Guitry par Noël Herpe, historien du cinéma, qui propose une excellente mise en perspective du film (39 min). Anecdotes et souvenirs par Albert Willemetz, président de l’Association des Amis de Sacha Guitry. Un regard instructif et passionné sur « cet auteur inouï qui a réalisé plus de 124 pièces de théâtre et 40 films » (24 min). À vous aussi Versailles sera conté, document exceptionnel où Sacha Guitry évoque, à la demande de la télévision française, certains détails relatifs au tournage. Bien que l’intégralité de l’émission soit perdue, les rushes des plateaux ont été conservés et restaurés en 35 mm en 2024. Spirituel, drôle et brillant (avec quelques piques), à l’image de Guitry (Archive INA – 1re diffusion le 29 décembre 1953, 32 min). Et Versailles vous est conté, pendant radiophonique de À vous aussi Versailles sera conté, composé de douze émissions de douze minutes diffusées chaque lundi à 9h entre le 12 octobre et le 28 décembre 1953. L’éditeur propose ici la première émission, illustrée par des documents et photos d’époque. Un régal (Archive INA – 1re diffusion le 12 octobre 1953, 12 min). La restauration du film, comparatif entre les différents éléments pellicule et le résultat final de la restauration (3 min). Une édition de grande classe, qui offre une plongée complète dans l’univers de Guitry et dans les coulisses de ce chef-d’œuvre du cinéma français.
Si Versailles m’était conté…, un film de et avec Sacha Guitry et Michel Auclair, Jean-Pierre Aumont, Jean-Louis Barrault, Jeanne Boitel, Bourvil, Pauline Carton, Gino Cervi, Claudette Colbert, Nicole Courcel, Danièle Delorme, Jean Desailly, Daniel Gélin, Fernand Gravey, Pierre Larquey, Jean Marais, Brigitte Bardot, Georges Marchal, Mary Marquet, Gaby Morlay, Gérard Philipe, Edith Piaf, Micheline Presle, Jean Richard, Tino Rossi, Louis Seigner, Charles Vanel, Annie Cordy, Orson Welles… Scénario : Sacha Guitry. Directeur de la photographie : Pierre Montazel. Direction artistique : Raymond Gabutti. Costumes : Monique Dunan. Décors : René Renoux. Montage : Raymond Lamy. Musique : Jean Françaix. Producteurs : Clément Duhour. Production : C.L.M. – Cocinex. France. 1954. Première partie : 1h32 Deuxième partie (Sènes choisies de la vie de Louis XV) : 1h23. Eastmancolor. Format image : 1,37:1. Son DTS-HD Master Audio Dual mono – Sous-titrages pour sourds et malentendants disponibles. Tous Publics.