Comment poursuivre sa vie après la disparition d’un être aimé ? Comment gérer, sinon atténuer, la douleur ? L’impact du chagrin ? Notre rapport à la mort n’a cessé d’évoluer, se transformant au gré des époques et des progrès techniques. Dans un monde où l’innovation paraît sans limite, la mort devient à la fois un enjeu et un horizon d’éternité. Le corps, désormais, peut s’inscrire dans un système d’augmentation et de renouvellement permanent, tandis que l’existence, au-delà de sa fin biologique, trouve un prolongement numérique. Sur les réseaux sociaux, les comptes des défunts demeurent actifs : leurs profils continuent d’accueillir, jour après jour, le flux d’un présent qui ne les concerne plus.
Cet espace technologique en expansion perpétuelle, associé à la volonté de se soustraire à la mort, ne pouvait qu’attirer David Cronenberg. Endeuillé par la disparition de son épouse, le cinéaste était resté plusieurs années sans revenir au cinéma. Avec Les Linceuls, œuvre à la fois intime et visionnaire, il explore un nouveau territoire qui prolonge à sa manière Videodrome (1983) et eXistenZ (1999). Nous voici plongés dans un siècle où l’image — autant réelle que générée par l’algorithme — envahit notre espace visuel et mental, selon une triple logique : intime, commerciale et de surveillance.
Dans ce monde du progressisme sans limite, d’où toute aspérité doit disparaître, un corps en décomposition devient une aberration, une anomalie à effacer. Pourtant, de cette lente décomposition naît sur le linceul une image-trace : une empreinte, un dernier témoignage à volonté d’éternité d’une existence réelle. Mais ce corps sans vie, désormais scanné en 3D, est modélisable à l’infini — pour une résurrection qui ne connaît plus de limite biologique.

Karsh (Vincent Cassel) est un ancien vidéaste reconverti en homme d’affaires. Après la mort de sa femme (Diane Kruger), il a conçu et commercialisé un concept de cimetière high-tech où les défunts, enveloppés dans des linceuls numériques, se décomposent sous l’œil des caméras. Chaque stèle est équipée de deux écrans — les tombes étant prévues pour accueillir deux corps — et les images sont accessibles via une application dédiée. Ainsi, le corps du disparu reste visible, en temps réel, depuis n’importe quel smartphone, dans une résolution HD 4K.
Les morts demeurent alors reliés aux vivants, mais ce tissage numérique imaginé par Karsh finit par éveiller les convoitises : le lien intime entre deuil et technologie devient le terrain d’un projet de surveillance généralisée. Karsh se retrouve bientôt confronté à un ennemi invisible — un entrelacs de services secrets, de puissances économiques et d’intérêts politiques. À cela s’ajoute la menace d’un groupe d’écoterroristes, pour qui la mise en terre filmée des morts contredit leur conception naturelle de la vie. Autour de Karsh se déploie un monde parallèle, un réseau d’images et de forces invisibles. La mort de sa femme aurait-elle pu être évitée ? A-t-elle été l’objet d’une expérimentation ? Karsh serait-il pris dans les méandres d’un complot mondial ? À mesure que le récit progresse, des vérités multiples émergent, mouvantes, insaisissables — comme si la réalité elle-même se dissolvait dans le flux des images.

Karsh apparaît comme un double à peine voilé de Cronenberg. Comme le cinéaste, il manipule l’image, la modèle, la transforme en matière vivante. Sa technologie des « linceuls digitaux » peut se lire comme une métaphore du cinéma lui-même : une tentative désespérée de retenir la trace du corps aimé, d’en fixer la présence au-delà de sa disparition. Mais ce geste de sauvegarde contient déjà sa part d’aberration. Filmer les morts, c’est prolonger leur existence tout en niant la finalité même de la mort. Cronenberg fait de cette pulsion de contrôle un miroir de sa propre pratique d’artiste — un regard qui ne peut s’empêcher de sonder ce qui devrait rester invisible.
La caméra, ici, devient l’extension d’un deuil impossible. Elle enregistre la décomposition du corps, mais aussi la persistance du désir de voir, de comprendre, d’abolir la séparation. Les Linceuls s’inscrit dans la continuité de son œuvre, où le corps et l’image s’entremêlent dans une quête d’immortalité vouée à l’échec. Cronenberg ne filme plus la métamorphose charnelle, mais la mutation numérique : un monde où la douleur du deuil se transforme en signal, en donnée, en flux. Ce glissement marque à la fois la lucidité du cinéaste et sa mélancolie — celle d’un créateur confronté à la disparition, cherchant dans la technologie la promesse d’une survivance impossible.
« Ce qui est étonnant, c’est qu’il m’arrive souvent de regarder des films pour retrouver des morts. Les voir et les entendre. Le cinéma, à sa façon, est une machine à faire apparaître des fantômes, des êtres humains après leur mort. À sa façon, le cinéma est un cimetière. » David Cronenberg
Comme dans l’ensemble de son œuvre, Cronenberg affirme ici que « le corps est la réalité ». Loin de toute dimension religieuse — lui qui se revendique athée —, le corps du mort peut revêtir plusieurs formes de réalité : biologique, technologique, mais aussi psychique. La femme de Karsh envahit son espace mental, s’impose à lui dans un va-et-vient constant entre souvenir, rêve et hallucination. Elle revient d’une manière si concrète, si charnelle dans ses visions, qu’elle atteint une nouvelle forme d’existence, affranchie du temps, née uniquement de la puissance du désir de son mari de la rejoindre. Cette présence spectralisée, ni tout à fait imaginaire ni tout à fait tangible, incarne le cœur du cinéma de Cronenberg : un espace où le corps n’est jamais stable, où la chair se prolonge dans l’image, et où la technologie devient le vecteur d’une survivance troublante.

Le désir, chez Cronenberg, n’est jamais séparé de la chair ni de la mort : il s’enracine dans la matière même du corps, dans ce qu’elle a de plus fragile, de plus corruptible. Dans Les Linceuls, l’amour de Karsh pour sa femme défunte se transforme en obsession, en pulsion de recomposition. Ce n’est plus seulement le souvenir de l’être aimé qu’il cherche à préserver, mais sa présence physique — fût-elle réduite à une image numérique, à une trace enregistrée. L’écran devient alors une peau, un organe de contact entre les mondes, où la tendresse et où un certain sentiment morbide se confondent.
Cronenberg filme cette confusion avec une retenue presque abstraite, épurée. Ce n’est plus la mutation du corps qui l’intéresse, mais celle du lien : comment l’amour survit-il à la disparition, quand le corps aimé devient code, donnée, empreinte ? Ce nouveau codage peut-il nous faire surmonter le chagrin ? Les Linceuls s’inscrit ainsi dans une continuité mélancolique, où le désir, incapable de se détacher de la mort, devient l’ultime énergie vitale. Chez Cronenberg, aimer, c’est toujours tenter de franchir la frontière — celle du corps, de la chair, de la conscience. Une œuvre intime, vertigineuse et immense.
Fernand Garcia

Les Linceuls est disponible chez Pyramide Vidéo en édition Collector Spéciale (Combo Blu-ray et 4K Ultra HD), Blu-ray et DVD. En Compléments : Contredire la mort, rencontre avec David Cronenberg «… tout art est autobiographique dans une certaine mesure. » Un entretien absolument passionnant (17 minutes). Analyse du film par Virginie Apiou (15 minutes). La bande-annonce du film. Dans l’édition FNAC, La leçon de cinéma par David Cronenberg à la Cinémathèque Française (2024, 68 minutes).
Les Linceuls (The Shrouds), un film de David Cronenberg avec Vincent Cassel, Diane Kruger, Guy Pearce, Sandrine Holt, Elizabeth Saunders, Jennifer Dale, Eric Weinthal, Jeff Yung, Ingvar Sigurdsson, Vieslav Krystyan… Scénario : David Cronenberg. Directeur de la photographie : Douglas Koch. Décors : Carol Spier. Costumes : Anne Dixon. Montage : Christopher Donaldson. Musique : Howard Shore. Coproducteur : Steve Solomos. Producteurs : Saïd Ben Said, Anthony Vaccarello pour Saint Laurent & Martin Katz. Production : GraveTech Productions Inc. – SBS – Saint Laurent Productions – Prospero Pictures avec la participation de Telefilm Canada, Eurimages, Ontario Creates an association avec Sphere Films, Grave et CBC Films avec le soutien de Canal + – OCS et du CNC. Distribution (France) : Pyramide Distribution (Sortie le 30 avril 2025). Canada – France. 2024. 1h59. Couleur. Format image : 1.85:1. Son : 5.1. Dolby Digital. Sélection officielle, Festival de Cannes 2024. Rétrospective David Cronenberg, Cinémathèque Française. Interdit aux moins de 12 ans.