Albert Bacheret est un père dévasté par la disparition inexplicable de sa fille de huit ans. Alors que la police semble incapable de résoudre l’affaire, il décide de mener sa propre enquête et reçoit l’aide inattendue de Sayoko Niijima, une énigmatique psychiatre japonaise. Ensemble, ils kidnappent des responsables du « Cercle », une société secrète. Mais chaque nouvel indice mène à un nouveau suspect qui présente toujours une version différente des faits… Obsédé par la vérité, Albert va devoir naviguer entre sa soif aveugle de vengeance et une infinie spirale de mensonges.
« En ce qui concerne ma carrière, je n’ai jamais vraiment tracé de trajectoire spécifique ni eu une idée fixe de ce que je voulais. Bien sûr, les journalistes et les personnes qui m’entourent peuvent contribuer à façonner ce récit, mais en ce qui me concerne, c’est la profondeur et la richesse de l’expression cinématographique qui m’animent naturellement. Quel que soit le nombre de films que je réalise, je n’ai jamais l’impression que l’un d’entre eux soit vraiment parfait ou complet. En fait, plus je crée de films, plus le concept même de cinéma devient insaisissable, comme s’il avait toujours une longueur d’avance sur moi. Ce désir simple, presque primitif, de comprendre ce qu’est vraiment le cinéma me fait avancer, et j’imagine qu’il en sera ainsi jusqu’à ma mort. » Kiyoshi Kurosawa.

Figure incontestable et incontournable de la post-nouvelle vague nippone qui a renouvelé le cinéma de genre, maître de l’angoisse et du « fantastique réaliste » ou de l’« ordinaire surnaturel », réalisateur des impressionnants et excellents Cure (Kyua, 1997), Charisma (Karisuma, 1999), Séance (Korei, 2000), Kaïro (Kairo, 2001), Jellyfish (Akarui mirai, 2002), Loft (2006), Rétribution (Sakebi, 2007), Tokyo Sonata (2008), Shokuzai (2012), Real (Riaru: Kanzen naru kubinagaryû no hi, 2012), Vers l’autre rive (Kishibe no tabi, 2015), Le Secret de la chambre noire (2016), Creepy (2017), Invasion (Yochô: Sanpo Suru Shinryakusha, 2018), Avant que nous disparaissions (Sanpo suru shin’ryakusha, 2018), Au bout du monde (Tabi no Owari, Sekai no Hajimari, 2019), ou encore, plus récemment, du drame historique Les Amants sacrifiés (Supai no tsuma, 2021), avec La Voie du Serpent, remake de son propre film Serpent’s Path (Hebi no Michi) réalisé en 1998, le réalisateur japonais Kiyoshi Kurosawa revient au genre qu’il affectionne et qu’il maîtrise le mieux. Son art de la mise en scène contribuant à classer ses films parmi les plus effrayants de l’histoire du cinéma, La Voie du Serpent marque immanquablement le retour du cinéaste, maître de la peur et de l’angoisse, à ses fondamentaux.
Né en 1955 à Kobe, Kiyoshi Kurosawa débute la mise en scène avec des films indépendants en 8 mm alors qu’il étudie la sociologie à la Rikkyô University. Sa cinéphilie s’étend du cinéma moderne européen au cinéma américain des années soixante-dix, à la série B d’horreur ou encore au cinéma de genre nippon. C’est en 1997 qu’il accède à la reconnaissance internationale avec Cure et qu’il devient un habitué des festivals internationaux avec des œuvres, personnelles et remarquables, qui ont redéfini le genre de l’horreur psychologique. Des œuvres dont les règles cinématographiques et les codes du genre sont souvent pour l’auteur un prisme philosophique à travers lequel il explore les angoisses modernes et les névroses contemporaines pour témoigner aussi bien de l’histoire culturelle que de la réalité sociale du Japon. Après quatre ans d’absence, Kiyoshi Kurosawa est de retour au cinéma avec une actualité riche de trois nouveaux films qui sont sortis dans les salles en France sur une période de trois mois. Après Chime, sorti le 28 mai, et Cloud, sorti le 4 juin dernier, c’est au tour de La Voie du serpent de continuer les hostilités.
Présenté dans de nombreux festivals internationaux comme celui de San Sebastian en Espagne, de Göteborg en Suède ou encore au festival du Luxembourg, avec La Voie du Serpent Kiyoshi Kurosawa réalise en France le remake de l’un de ses films les plus mystérieux, Serpent’s Path (1998), pour en livrer une relecture radicale qu’il transpose dans un contexte franco-japonais avec de nouveaux enjeux culturels et linguistiques. Coproduit par la France, la Belgique, le Luxembourg et le Japon, le film a été tourné en Île-de-France avec une équipe majoritairement française. Porté par un casting remarquable et une direction formelle rigoureuse, La Voie du Serpent s’impose comme une œuvre sombre, minimaliste et dérangeante.

« Lorsqu’un producteur français m’a invité à refaire un de mes films en France, j’ai choisi Serpent’s Path sans hésiter. C’était un gâchis, car il est sorti à l’époque directement sur support vidéo et peu de gens ont eu la chance de le voir. […] Le film d’origine a été écrit par mon ami Hiroshi Takahashi, célèbre pour avoir écrit Ring et je le trouvais déjà bien fait à l’époque. Mais je voulais que ce soit vraiment le mien, que je retire son empreinte et que j’y mette toute ma vision des choses, avec mon propre style. » Kiyoshi Kurosawa.
Adaptation du film japonais original (Serpent’s Path, 1998), le scénario du film est co-signé par Kurosawa et le journaliste français Aurélien Ferenczi. Cette collaboration franco-japonaise crée une « hybridité » narrative mêlant la touche singulière de l’auteur japonais, héritière de l’angoisse contemporaine, à une tonalité ancrée dans le paysage culturel français actuel. La structure du scénario joue sur la répétition rituelle, le dépouillement narratif, l’ellipse et l’intensité émotionnelle. Le scénario épouse une structure en spirale et évite les codes habituels du thriller pour préférer une désintégration progressive du sens.
Fidèle à l’esthétique singulière du cinéaste, à son style visuel comme à son approche atmosphérique où le malaise infuse chaque image, La Voie du Serpent confirme la fascination de ce dernier pour l’angoisse psychologique à forte portée sociale. Kurosawa fusionne ici son style horrifique des années 90 avec une approche esthétique plus dépouillée et contemporaine. Aidé par Sayoko, Albert cherche à se venger des hommes impliqués dans la disparition de sa fille et enlève un à un les suspects pour les confronter à une vidéo de la petite victime, dans un rituel implacable qui mêle violence, introspection et révélation progressive.
Kiyoshi Kurosawa maîtrise l’art du non-dit et du retrait. A l’inverse du cinéma commercial, là où les autres mettent du rythme, Kurosawa ralentit ; là où les autres montrent, il suggère ; là où les autres donnent lourdement du sens, il laisse des questions ouvertes au spectateur. Le cinéma de Kurosawa n’explique pas, il expose. Les dialogues sont rares et les silences abondants. Il filme les visages en plans fixes et les laisse habités par l’ambiguïté, l’absence d’émotion apparente, le trouble intérieur. Refusant le spectaculaire, la mise en scène du silence du cinéaste place constamment le spectateur dans une situation d’interprétation.
« Je ne pense pas qu’une fin heureuse soit possible dans les histoires de vengeance : peu importe jusqu’où vous allez, vous ne récupérez pas ce que vous avez perdu. […] Ce qui m’a attiré était le fait de ne pas savoir qui essaie de tuer qui, comme si c’était un unique système de vengeance qui n’avait en fin de compte pas de finalité. » Kiyoshi Kurosawa.

Aucune explosion de violence, aucune émotion excessive. Kurosawa évite le pathos pour lui préférer une logique du silence et de la suggestion. La vengeance n’est pas montrée comme libératrice, mais comme stérile et autodestructrice. La mise à distance émotionnelle est renforcée par la manière dont Kurosawa filme les lieux, toujours froids, désincarnés et anonymes. Comme si le monde entier était contaminé par la disparition de l’enfant, chaque espace semble vidé de toute vie. Souvent distants, ses cadres participent également à l’ambiance visuelle et symbolique qui contribue à créer une atmosphère déshumanisée, renforçant dans le même temps une mise en abyme du mal et du regard. Kurosawa privilégie les plans larges, fixes et symétriques avec des personnages souvent centrés ou isolés. C’est par l’absence de mouvement que le cinéaste installe une distance émotionnelle. La caméra de Kurosawa n’est, ni subjective, ni empathique, c’est une caméra d’observation glaciale qui regarde sans intervenir. Kurosawa ne manipule pas l’image pour provoquer l’émotion, il laisse l’angoisse se former dans le hors-champ, dans notre esprit, dans le rapport entre ce que l’on voit et ce que l’on croit comprendre. Le cadre est comme une cellule dans laquelle le personnage se retrouve piégé. Kiyoshi Kurosawa ne met pas en scène l’émotion, mais sa disparition. Il ne met pas en scène la vengeance comme catharsis, mais comme processus stérile.
Parmi les nombreux motifs visuels du film, on retrouve, comme souvent chez le cinéaste, ceux des écrans, de l’espace et du temps. En effet, traduisant l’obsession de la preuve, les écrans servent à diffuser, à montrer, les vidéos de la fillette à chaque suspect. Le rituel de visualisation structure tout le film. Albert et Sayoko se postent toujours en position de spectateurs. Ils regardent les vidéos avant, pendant, après les interrogatoires et dominent les suspects par l’image, dans un dispositif qui évoque presque la salle de cinéma. Le spectateur du film est dès lors confronté à son propre voyeurisme. L’écran devient un outil de torture psychologique, une répétition infinie du trauma. La salle d’interrogatoire devient un théâtre de vérité inversé où l’écran ne libère pas mais enferme. L’image n’est pas un souvenir mais une blessure ouverte. La vidéo devient preuve, outil de torture psychologique ou révélateur de culpabilité. A l’instar de son film Kaïro où les écrans reflétaient déjà le vide existentiel, ces derniers agissent ici comme des médiums de culpabilité ou encore comme des miroirs brisés. A la fois dispositifs de vérité et d’enfermement, les écrans sont révélateurs de la tragédie intérieure. Voir, revoir, être vu, croire ce que l’on voit ou voir ce que l’on croit, sont des obsessions. Kurosawa interroge ainsi la place de l’image dans notre société. L’image est-elle un médium de vérité ? L’image est-elle une preuve, une illusion, une manipulation ou une blessure destructrice ?
Les lieux sont désaffectés et impersonnels. Les entrepôts, instituts et appartements sont vides. Le monde du film n’a plus d’intérieur. Il n’y a que des couloirs, des passages, des zones de transit. Kurosawa compose l’espace comme l’architecture mentale de l’errance des personnages. A l’image du titre du film, La Voie du Serpent, l’espace est sinueux, répétitif et sans issue. L’espace devient un labyrinthe moral et psychologique. Œuvre de rituel et de répétition, le film adopte une structure circulaire obsessionnelle où, comme un rite sacrificiel, chaque nouvelle scène d’enlèvement reproduit le même schéma, chaque interrogatoire est identique dans sa forme. A l’image de la spirale psychologique dans laquelle les personnages s’enferment et se perdent, le récit et la structure du film fonctionnent sur une mécanique répétitive. Le temps ici n’est pas une ligne mais une boucle. Une boucle temporelle qui empêche toute possibilité de progression. On n’avance pas. On tourne en rond. Comme si la mort de l’enfant avait arrêté le cours des choses, le temps semble figé. Le procédé itératif creuse ainsi chaque fois davantage la complexité morale du geste de vengeance et instaure une tension chez le spectateur. La vengeance ne nous fait pas avancer. La vengeance stagne, ronge et revient sans cesse. Chaque nouvel interrogatoire est un miroir tendu à Albert. Un miroir qui ne révèle pas la culpabilité des autres, mais ses propres abîmes.
Dans La Voie du Serpent, Kiyoshi Kurosawa développe des thèmes qui lui sont chers, comme la vengeance, la vérité, le mensonge, la monstration ou encore la mémoire. Ici, la vengeance n’est pas un exutoire, mais une mécanique impitoyable qui revient comme une force sans fin, un rituel absurde. Albert ne crie ni ne pleure jamais. Il ne se révolte pas. Il répète un geste, encore et encore, sans même savoir pourquoi. Le film nous montre que la vengeance ne répare rien. Il nous montre que la vengeance est un mécanisme froid et destructeur qui tourne à vide. Si l’image accuse, les suspects ont tous des vérités partielles. La vidéo ne dit pas tout. Sayoko elle-même manipule les faits. A travers le film, Kurosawa interroge le statut de la vérité et du mensonge dans un monde saturé d’images et de récits contradictoires. Il interroge dans le même temps notre rapport voyeuriste à la souffrance.
Le mensonge et la duplicité sont au cœur du film. Chaque suspect, chaque personnage, ment à autrui comme à lui-même. Sayoko, psychologue, incarne quelqu’un qui soigne et détruit, libère et piège. Son personnage pause la notion de « L’Autre » et de son altérité comme une énigme insoluble. La petite fille morte n’apparaît jamais autrement que par vidéo. Elle est une absence qui hante le récit. Le deuil devient ici une forme de contamination qui infecte les vivants et les ronge de l’intérieur. Il n’y a pas de mémoire heureuse, seulement un retour perpétuel du traumatisme.
Tourné en France, avec des acteurs français et japonais, La Voie du Serpent est un film bilingue qui explore aussi les tensions culturelles, sociales, et philosophiques entre deux univers. Passant d’une culture à l’autre, d’un langage à l’autre, d’un rôle à l’autre, le personnage de Sayoko est un personnage de transition, un personnage de translation. Parfaitement maîtrisé, le flottement linguistique du film crée une étrangeté constante, un déséquilibre, qui s’ajoute à l’inconfort général. Il permet aussi à Kurosawa de mettre en scène l’universalité du deuil, du mal, et de la vengeance.
Au diapason du malaise qu’il diffuse, le casting du film est absolument parfait. A l’affiche entre autres de films comme Rester Vertical (2016) d’Alain Guiraudie, En Liberté ! (2018) de Pierre Salvadori, Les Misérables (2019) de Ladj Ly, Seules Les Bêtes (2019) de Dominik Moll, Les Intranquilles (2021) de Joachim Lafosse ou encore Niki (2024) de Céline Sallette, entre désespoir et violence, le toujours excellent Damien Bonnard incarne le personnage d’Albert Bacheret, le père meurtri rongé par la vengeance, avec une intensité renfermée. A fleur de peau, son jeu repose sur une douleur intérieure contenue qui ne déborde jamais. Il évite toute démonstration émotionnelle excessive et incarne un père détruit, vidé, presque déjà mort. Sa manière d’errer, de fixer les suspects, de prononcer les mots mécaniquement, crée une impression de transe. Il semble être autant habité par la vengeance que vidé par elle.

« Bien sûr, son jeu d’actrice m’a attiré, mais ce sont surtout ses mouvements féroces, qu’on remarquait déjà dans Battle Royal. […] C’était une évidence et j’ai trouvé Kô Shibasaki extraordinaire. » Kiyoshi Kurosawa.
Incarné par la comédienne Kô Shibasaki, inoubliable Mitsuko dans Battle Royale (Batoru rowaiaru, 2000) de Kinji Fukasaku, le personnage de Sayoko Niijima est le cœur du mystère. À la fois assistante, complice et stratège, elle agit comme un double d’Albert. Elle est son miroir. Extrêmement sobre, traversé de nuances infimes, son jeu minimaliste renforce le trouble et la tension. Si elle laisse percevoir des failles, elle reste impénétrable. Sa présence, à la fois lumineuse et glacée, est empreinte d’un mystère assumé. A la lisière entre le contrôle et la folie, Sayoko incarne une étrangeté radicale, une énigme fascinante.
A l’affiche de films tels que Comment je me suis disputé…(ma vie sexuelle) (1996), Rois & reine (2004), Un conte de Noël (2008), Jimmy P. (2013), Trois souvenirs de ma jeunesse (2015), Les Fantômes d’Ismaël (2017) et Spectateurs ! (2024) réalisés par Arnaud Desplechin, Généalogies d’un crime (1997) de Raoul Ruiz, Fin août, début septembre (1999) d’Olivier Assayas, Un homme, un vrai (2003), Les Derniers jours du monde (2009) et Tralala (2021) réalisés par Jean-Marie et Arnaud Larrieu, Le Grand appartement (2006) de Pascal Thomas, Le Scaphandre et le Papillon (2007) de Julian Schnabel, Quantum Of Solace (2008) de Marc Forster, Tournée (2010) de Mathieu Amalric, Vous n’avez encore rien vu (2012) d’Alain Resnais, Arrête ou je continue (2014) de Sophie Fillières, Bird People (2014) de Pascale Ferran, Le Secret de la chambre noire (2016) déjà de Kiyoshi Kurosawa, Le Grand Bain (2018) de Gilles Lellouche, ou encore The French Dispatch (2021) de Wes Anderson, c’est le toujours charismatique Mathieu Amalric qui incarne le personnage de Thibaut Laval, l’un des suspects, un ancien notable, peut-être un médecin, accusé d’avoir joué un rôle dans le trafic d’organes. Le sourire ambigu et le langage calculé, sa prestation est glaçante. Son personnage incarne la monstruosité sous masque humain. Loin du stéréotype du bourreau, il insuffle au personnage une profondeur inquiétante, suggérant que personne n’est jamais totalement innocent… ni coupable.
Grégoire Colin, vu notamment à l’affiche de Nénette et Boni (1996), Beau Travail (2000), L’Intrus (2005) et Les salauds (2013) réalisés par Claire Denis, Secret Défense (1997) de Jacques Rivette, ou encore, La Vie rêvée des anges (1998) d’Erick Zonca, joue ici le rôle de Pierre Guérin, un personnage charnière dont la présence reste toujours discrète. Il est l’intermédiaire, celui qui met en contact Albert et ses futures cibles. Son personnage est trouble, entre le complice intéressé et le témoin involontaire. Fidèle à son registre, Grégoire Colin joue avec une intensité contenue, presque animale.
Hidetoshi Nishijima incarne le personnage de Yoshimura, le dernier suspect qui résiste au processus. Contrairement aux autres, Yoshimura ne cède pas. Il interroge et inverse les rôles. L’acteur japonais, vu notamment dans Dolls (2003) de Takeshi Kitano, Loft (2006) et Creepy (2017) réalisés par Kiyoshi Kurosawa ou encore Drive My Car (Doraibu mai kâ, 2021) de Ryusuke Hamaguchi, joue ici avec un calme souverain qui vient contraster avec l’énergie brute d’Albert et perturber la mécanique établie.
Slimane Dazi incarne le personnage de Christian Girard, un ancien collègue d’Albert. Son personnage fonctionne ici comme un contrepoint moral. En retrait, il est celui qui observe de loin, celui qui devine ce qui se passe mais ne dit rien. Il est la voix silencieuse de la justice qui n’agit pas.
Refusant le pathos, la psychologie explicite et les débordements émotionnels, Kurosawa dirige ses comédiens comme des figures. Chacun semblant jouer avec un poids sur la poitrine, comme si le monde était devenu irrespirable, les personnages ne sont plus seulement des êtres humains, mais des archétypes de douleur, de silence et de culpabilité.

« De nombreux membres de l’équipe avaient vu Le Secret de la chambre noire donc ils avaient une idée de ce que je voulais faire. Les acteurs avaient également un scénario, et les personnages de ce film, à commencer par Sayoko, ont tous une histoire. Je pense que tout le monde était conscient du fait qu’ils devaient explorer et construire des relations les uns avec les autres dans l’idée que ce qu’ils disent et ce qu’ils pensent sont les deux faces d’une même pièce. » Kiyoshi Kurosawa.
Le directeur de la photographie Alexis Kavyrchine, à qui l’on doit notamment les images de Vincent n’a pas d’écailles (2015) de Thomas Salvador, Le Secret de la chambre noire (2016) de Kiyoshi Kurosawa, ou encore Adieu Les Cons (2020) d’Albert Dupontel pour lequel il a obtenu le César de la meilleure photographie, signe ici une image froide, clinique et statique qui installe une atmosphère déshumanisée ainsi qu’une distance émotionnelle. Marquées par un usage sophistiqué des contrastes, ses compositions sont rigoureusement géométriques et les lumières sont naturelles. A travers des plans souvent larges et statiques, celui-ci sculpte chaque espace comme une œuvre d’art, à la manière d’un tableau, et capte les visages à distance, laissant les corps s’inscrire dans l’espace plutôt que de les isoler par des effets. La lumière devient un scalpel qui dissèque les émotions plutôt que de les éclairer.
Signé Thomas Marchand qui a entre autres assuré le montage de films comme Réparer les vivants (2016) de Katell Quillévéré ou Et j’aime à la fureur (2022) d’André Bonzel, le montage de La Voie du Serpent est l’un des dispositifs clés du film. Ce dernier repose sur la répétition quasi-rituelle et la lenteur. Chaque séquence d’interrogatoire se construit selon un schéma identique : l’enlèvement, le visionnage de la vidéo, les questions, la réaction et la décision. Répétitif, le montage est comme une boucle de vengeance. Chaque scène dure et s’étire pour ralentir la temporalité du film et le rendre hypnotique. Évitant les ellipses ou les accélérations classiques du genre policier, Marchand privilégie les enchaînements froids avec des ruptures nettes qui renforcent le sentiment d’une quête ritualisée et répétitive. Cette structure rituelle renforce l’impression de destin implacable. Plutôt que d’adopter une progression dramatique classique, le film avance par variation sur un motif. Les coupes sont rares, les plans sont longs et les interactions ralenties. Volontairement lent, parallèle à la mécanique narrative du récit, le rythme est comme suspendu et le temps ne semble jamais avancer. Cela produit une sensation étouffante d’enfermement dans le présent. L’histoire ne progresse pas vers un dénouement mais tourne autour d’un vide, celui de la mort de l’enfant.
Conçus par le chef décorateur Nicolas Flipo, les décors sont volontairement « vides » et déshumanisés. Sans âme, les espaces évoquent des zones de transit, des entrepôts désaffectés, des bâtiments administratifs sans identité ou des appartements impersonnels. Devenu chambre d’interrogatoire, le lieu principal du film est un grand entrepôt désaffecté qui est en fait la représentation d’un théâtre mental. Plus les personnages avancent et plus l’espace se réduit, jusqu’à devenir une cellule mentale. Le décor agit ainsi comme un révélateur psychologique. L’espace concret se transforme en espace symbolique. Devenus la projection mentale de crises existentielles et autres méandres psychiques, les lieux et les décors viennent donc eux aussi renforcer la froideur et la mécanique ritualisée du film. Muette, indifférente et figée, l’architecture même devient un personnage à part entière qui traduit l’égarement moral et affectif des personnages et les enferme dans un labyrinthe visuel sans issue.
Signée du compositeur Nicolas Errèra, la bande originale du film est minimaliste, discrète et parfois même absente. Compositeur éclectique ancré dans un univers mêlant musique classique, électro et textures concrètes, Errèra utilise ici des nappes électroniques, des cordes suspendues et des sonorités plus que des mélodies. Comme un souffle glacé dans le cou du spectateur, plutôt que de guider ou de souligner l’émotion elle-même, sa musique préfère illustrer sa mécanique. Subtile, la musique s’insère dans le film comme une vibration qui accompagne la disparition progressive de toute humanité. Le son devient ici comme une surface d’insécurité, comme un vide habité.
Comparé aux précédents films du cinéaste, on remarque que Cure était déjà une enquête hypnotique sur le mal, la suggestion et la manipulation mentale, sur la désincarnation des corps. On note également qu’avec ses écrans et ses vidéos comme vecteurs d’une angoisse diffuse du vide et de la mort, Kaïro traitait de la hantise technologique et du malaise de la solitude postmoderne. Tokyo Sonata avait quant à lui pour thématiques la famille décomposée et la société en crise, le désordre social résultant de l’absence de normes communes. Enfin, bien évidemment, Serpent’s Path était une version plus brutale et directe de La Voie du Serpent. Ce dernier apparaît donc comme une réinvention, une relecture et un pont entre toutes les recherches formelles et esthétiques du cinéaste qu’il transpose dans un nouveau contexte et un cadre plus épuré, abstrait et occidental, afin de poursuivre son exploration du mal et de l’angoisse sourde, et de continuer de questionner ses obsessions.
Exercice de style ambitieux, le dépouillement esthétique, la répétition rituelle des séquences rappelant celle de la quête obsessionnelle du personnage principal, ou encore l’absence de catharsis, font de La Voie du Serpent une œuvre radicale, un film sans concession. Sous couvert de traiter de la mort d’une enfant, le film nous parle de la mort de la justice, de la mort de la vérité, de la mort de l’émotion. Le film interroge sur ce qu’il reste de l’humain une fois que l’image a tout absorbé, que l’espace a été vidé et que le temps s’est figé. A travers le thème de la vengeance, Kurosawa sonde la disparition de l’éthique et de la morale, la disparition de ce qui faisait la spécificité de l’Homme dans un monde technologique froid. Glacial et implacable, La Voie du Serpent est un film qui dérange, un film qui bouscule et nous fait nous interroger. Le propre de l’Art.
Steve Le Nedelec
Photos Art House et photos de plateau Manuel Moutier

La Voie du Serpent (Hebi no Michi) un film de Kiyoshi Kurosawa avec Kô Shibasaki, Damien Bonnard, Mathieu Amalric, Hidetoshi Nishijima, Grégoire Colin, Slimane Dazi… Scénario : Kiyoshi Kurosawa et Aurélien Ferenczi d’après une histoire originale de Hiroshi Takahashi. Image : Alexis Kavyrchine. Décors : Nicolas Flipo. Costumes : Caroline Spieth. Montage : Thomas Marchand. Musique : Nicolas Errèra. Producteurs : Julien Deris, David Gauquié, Takeo Kodera et Jean-Luc Ormières. Production : Cinéfrance Studios – Kadokawa – Tarantula – Shelter Prod – Taxshelter.be – Canal + – Région Île-de-France – CNC – Japanese Agency for Cultural Affairs – Ciné +. Distribution (France) : Art House (Sortie le 3 septembre 2025). France – Japon – Belgique. 2024. 1h52. Couleur. Format image : 1,66:1. Dolby Digital. Interdit aux moins de 12 ans.