Hot Saturday – William A. Seiter

« Marysville possédait une banque, deux camions de pompiers, quatre tramways et un central téléphonique très actif. Tout le monde savait le dimanche ce que les autres avaient fait le samedi… et le reste de la semaine. » A la banque, derrière le comptoir, alors que les clients sont au guichet pour diverses opérations, Joe (Stanley Smith) griffonne rapidement un petit mot :  « Ruth, que diriez-vous d’un rendez-vous samedi soir à Willow Springs ? » Qu’il signe plein d’espoir. Il passe le mot à ses collègues qui de main en main arrive à Archie (Grady Sutton) surnommé par ses collègues La Grenouille. Sans gêne, il gomme la signature et la remplace par la sienne. Mais c’est un non catégorique de la part de la charmante secrétaire, Ruth Brock (Nancy Carroll) qui déchire sous son nez ce petit mot. La jeune femme est convoitée par tous les jeunes employés qui lui promettent tous un samedi chaud. Mais Ruth se montre indifférente à ces galanteries lourdingues et aux sorties à Willow Springs. Un client, nouveau venu à Marysville, Romer Sheffield (Cary Grant), riche playboy au charme sophistiqué, pose ses yeux sur Ruth…

Hot Saturday est une pépite de l’ère pré-Code. Avec un sens du raccourci remarquable, William A. Seiter croque les mentalités d’une petite ville de province, où cancans et intrigues se propagent comme une traînée de poudre. L’histoire de Ruth en devient exemplaire : une jeune femme qui tente simplement de vivre selon ses envies et ses choix se retrouve broyée par la méchanceté, la jalousie et les jugements collectifs. Ruth n’est en rien une provocatrice. Pourtant, sa supposée liberté de mœurs suffit à heurter la morale puritaine de ses voisins et voisines, qui s’acharnent à salir sa réputation. Il ne faut qu’une parole malveillante pour que la rumeur enfle, déformée de bouche en bouche, jusqu’à provoquer des conséquences terribles. Ce mécanisme, observé dans le cadre d’une petite ville où tout le monde se connaît, résonne étrangement avec notre époque : la logique du ragot n’est pas sans rappeler la viralité des réseaux sociaux. C’est ce qui fait de Hot Saturday un film d’une étonnante modernité — et l’une de ses grandes qualités.

L’autre grande qualité de Hot Saturday réside dans la liberté de comportement accordée aux personnages, en particulier féminins. Il y a chez eux quelque chose de profondément naturel, presque candide, qui tranche avec l’ambiance étouffante des conventions sociales et des carcans religieux. Le film s’inscrit pleinement dans cet « interstice » que l’on appelle l’ère pré-Code, période comprise entre 1929 et 1934, alors qu’Hollywood négociait encore avec différentes institutions le remplacement de l’ancien code de production par ce qui deviendra le fameux Code Hays. Avant l’application stricte de ces nouvelles règles morales, scénaristes, réalisateurs et producteurs parvinrent à glisser entre les mailles du filet, donnant naissance à des œuvres parfois étonnamment subversives.

Hot Saturday en offre plusieurs exemples. L’une des scènes les plus savoureuses montre la petite sœur de Ruth lui subtiliser sa culotte avant de se faire reprendre. Plus audacieuse encore : après une chute sous la pluie, Ruth reprend conscience, nue sous une couverture. En découvrant sa culotte, son soutien-gorge et sa robe suspendus à sécher, elle comprend que son amoureux l’a déshabillée et mise au lit. Une situation d’une franchise troublante que l’on ne retrouvera guère à l’écran avant l’orée des années 1960, dans Sueurs froides (Vertigo, 1958) d’Alfred Hitchcock.

Là où le film va plus loin, c’est dans son regard sur la jeunesse d’une petite ville de l’Amérique profonde. Ruth devient la cible d’un prétendant éconduit et d’une rivale rongée par la jalousie. Unis par leur ressentiment, ces deux personnages reproduisent les mécanismes hérités de leur éducation et de codes moraux transmis de génération en génération. La rumeur enfle autour d’une prétendue liaison entre Ruth et le riche Romer Sheffield. Le simple fantasme d’une relation hors mariage suffit à nourrir les cancans, d’autant plus que Sheffield est un étranger venu de la grande ville, ce qui accentue la suspicion. Très vite, Ruth se retrouve mise au ban de la communauté. L’habileté du film est de prendre résolument son point de vue, jusqu’à un final qui scelle son émancipation. Ce dénouement, rare pour l’époque, marque un véritable geste, salutaire, de libération.

Nancy Carroll est remarquable dans le rôle de Ruth. Elle insuffle au personnage une énergie lumineuse, mêlée de candeur et de fragilité, qui le rend profondément touchant. Pourtant, l’actrice est aujourd’hui largement oubliée. Son heure de gloire fut brève mais intense, concentrée sur les premières années 1930. Sous contrat avec la Paramount, elle tourne quatorze films entre 1930 et 1933. Le studio mise alors sur sa nomination à l’Oscar de la meilleure actrice pour The Devil’s Holiday (1930) d’Edmund Goulding, mélodrame qui révèle son naturel et son charme, immédiatement appréciés du public. Tout semblait réuni pour faire d’elle une star durable. Mais Nancy Carroll ne sera qu’une étoile filante dans un système impitoyablement concurrentiel.

Son état de grâce s’achève alors qu’elle enchaîne pourtant de remarquables films, dont L’Homme que j’ai tué (Broken Lullaby, 1932) de Ernst Lubitsch. Œuvre grave, éloignée de la comédie sophistiquée qui fit la renommée du cinéaste, le film ne rencontre pas le succès attendu. Les relations houleuses entre Lubitsch et Carroll ternissent également son image. Excellente actrice, elle traîne en effet une réputation de caractère difficile. Les échecs commerciaux de ses films précipitent son déclin. La Paramount ne renouvelle pas son contrat. Reléguée à la Columbia, un studio de moindre importance, elle enchaîne les séries B, avant de passer à Universal où elle ne décroche plus que des troisièmes rôles. Peu à peu, son nom disparaît des affiches et son étoile s’éteint en 1938.

Nancy Carroll retourne alors sur les planches, là où elle avait débuté en 1923. Après une longue éclipse, elle réapparaît sur le petit écran en 1950. Elle y poursuit une carrière discrète, entre téléfilms et séries, jusqu’en 1963. À quelques heures de remonter sur scène, elle est terrassée par une rupture d’anévrisme et s’éteint en 1965, à l’âge de 61 ans. Hot Saturday demeure l’un des témoignages les plus pétillants et émouvants de son talent, révélant une actrice dont l’énergie et la sensibilité continuent de traverser l’écran.

Le film offre aussi deux très beaux rôles masculins à deux jeunes acteurs. L’un, celui du séducteur à Cary Grant où l’on devine déjà l’acteur magnifique qu’il va devenir. L’autre, celui de l’amoureux coincé, à Randolph Scott, excellent, qui deviendra l’un des grands acteur de western. A l’époque une rumeur, – qui perdure aujourd’hui encore -, prétendait que les deux acteurs étaient amants, du simple fait qu’ils vivaient sous le même toit.

En 1932, Hot Saturday est déjà le soixantième film de William A. Seiter. Véritable cheville ouvrière du système hollywoodien, il enchaîne les projets au gré des scénarios confiés par les studios, passant d’un genre à l’autre avec une souplesse remarquable. S’il n’impose pas un style immédiatement reconnaissable, Seiter se distingue par son efficacité et surtout par sa direction d’acteurs, toujours mise au service de leurs performances. Dans Hot Saturday, il se permet néanmoins quelques audaces de mise en scène : un plan furtif sous la jupe d’une femme, révélant ses jambes gainées de bas, ou encore une attention au détail qui confère à l’ensemble une élégance discrète. On retrouve même, dans l’évocation des fêtes, des demeures de la haute bourgeoisie et des intrigues sentimentales, une atmosphère proche de Fitzgerald. Romer Sheffield, dandy séduisant et désabusé, semble par instants le frère spirituel de Gatsby.

Hot Saturday demeure une pépite de l’ère pré-Code, et offre l’occasion précieuse de redécouvrir Nancy Carroll, actrice attachante dont l’éclat, même fugitif, continue de rayonner à l’écran.

Fernand Garcia

Hot Saturday est disponible dans le coffret Hollywood Interdit – Les Années « pré-Code » Hays en 10 films et en combo DVD/Blu-ray édité par Éléphant Films, dans un superbe master restauré en Haute Définition. Les suppléments comprennent une présentation du film par Justin Kwedi (16 minutes env.), ainsi que les bandes-annonces des autres titres de la collection. À noter également : une jaquette réversible, proposant deux magnifiques affiches dont une d’époque.

Hot Saturday, un film de William A. Seiter avec Cary Grant, Nancy Carroll, Randolph Scott, Edward Woods, Lilian Bond, William Collier Sr., Jane Darwell, Stanley Smith, Rita La Roy, Rose Coghlan… Scénario : Seton I. Miller. Adaptation : Josephine Lovett et Joseph Moncure March d’après le roman de Harvey Fergusson. Directeur de la photographie : Arthur L. Todd. Costumes : Eugene Joseff. Production : Paramount Publix Corp. États-Unis. 1932. 1h13. Noir et blanc. Format image : 1,37:1. Son : Version originale avec sous-titres français (blancs ou jaunes) et anglais. DTS-HD Dual Mono 2.0. Tous Publics.