Gamera – Noriaki Yuasa

Une équipe de scientifiques japonais se rend dans un petit village inuit situé en Antarctique. Leur mission : vérifier l’existence d’une créature préhistorique dont l’origine remonte à la mythique Atlantide, une tortue géante nommée Gamera, supposée être prisonnière des glaces depuis des millénaires. Soudain, un avion militaire surgit dans le ciel à toute vitesse. Il est poursuivi par des chasseurs de l’US Air Force. L’appareil, d’origine inconnue, finit par s’écraser à proximité du village. À son bord : une bombe nucléaire. L’explosion est dévastatrice. La déflagration réveille alors Gamera, enfoui sous la glace depuis près de 8 000 ans. Arrachée au sommeil des âges, la créature surgit des profondeurs du temps. Peu après cet événement, des objets volants non identifiés sont observés aux quatre coins du globe, annonçant une menace d’ampleur mondiale…

Gamera constitue une production atypique au sein de la Daiei, studio davantage associé à des cinéastes majeurs tels que Kenji Mizoguchi ou Akira Kurosawa qu’aux films de monstres. Ce terrain était traditionnellement occupé par la Tōhō, forte d’un département d’effets spéciaux particulièrement performant, et qui règne alors sans partage sur le genre grâce à la figure emblématique de Godzilla. C’est pourtant Masaichi Nagata, président de la Daiei, qui décide de lancer la production d’un film de kaijū au sein du studio. Son idée est pour le moins singulière : faire d’une tortue géante la nouvelle créature vedette. Le projet suscite d’emblée le scepticisme des producteurs et des réalisateurs de la maison, peu convaincus par la viabilité d’un tel concept. Pourtant, cette mise en production n’a rien de totalement farfelu. La Daiei avait déjà exploré le terrain de la science-fiction, prouvant qu’elle possédait les ressources techniques et créatives nécessaires pour s’aventurer, à son tour, sur le territoire du film de monstres.

La Daiei, acronyme de Dai Nihon Eiga Seisaku Kabushiki Kaisha — que l’on peut traduire par Société anonyme cinématographique du Grand Japon — voit le jour durant la Seconde Guerre mondiale, en 1942, à la suite de la fusion de plusieurs sociétés majeures : Nikkatsu (dont la branche distribution demeure toutefois indépendante), Shinkō Kinema et Daitō. Sous l’impulsion de Masaichi Nagata, le studio nourrit de grandes ambitions et connaît un véritable âge d’or à partir de 1947. La volonté affirmée de s’ouvrir au marché international s’avère décisive : elle contribue à révéler le cinéma japonais en Occident et à lui offrir une reconnaissance sans précédent. La Daiei aligne alors une série de chefs-d’œuvre multi-primés, couronnés par les plus hautes distinctions internationales. Rashōmon (1950) d’Akira Kurosawa remporte l’Oscar du meilleur film étranger ainsi que le Lion d’or à la Mostra de Venise, tandis que La Porte de l’Enfer (Jigokumon, 1952) de Teinosuke Kinugasa est honoré à la fois par l’Oscar du meilleur film étranger et la Palme d’or au Festival de Cannes. Par ailleurs, La Vie d’Oharu, femme galante (Saikaku ichidai onna, 1952), Les Contes de la lune vague après la pluie (Ugetsu monogatari, 1953) et L’Intendant Sanshō (Sanshō dayū, 1954), œuvres magistrales de Kenji Mizoguchi, sont distinguées trois années consécutives au Festival de Venise, confirmant le prestige artistique du studio sur la scène internationale.

Le 27 novembre 1965, Gamera sort sur les écrans japonais et rencontre un succès immédiat. Pourtant, au sein de la Daiei, aucun des réalisateurs maison — à une époque où les cinéastes étaient encore étroitement liés à leur studio — ne s’étaient précipité pour prendre en charge ce film de monstres. C’est finalement Noriaki Yuasa qui hérite du projet. Le jeune réalisateur trentenaire ne compte alors à son actif qu’une comédie musicale, tournée l’année précédente, et soldée par un échec commercial. Malgré ce départ peu prometteur, Yuasa se lance pleinement dans l’aventure, préparant son film avec un soin méticuleux. L’enjeu est considérable : Gamera constitue une commande directe du président de la Daiei, Masaichi Nagata et dont le fils, Hidemasa Nagata est le producteur. Le cahier des charges est clair : créer un monstre capable de s’inscrire dans le sillage de Godzilla, tout en s’en distinguant nettement. L’idée de la tortue géante viendrait, selon la légende, de Nagata lui-même, qui aurait aperçu, depuis le hublot d’un avion en provenance des États-Unis, une île dont la forme évoquait celle d’une tortue.

Le film fait preuve d’une inventivité débridée, notamment à travers une créature capable de se déplacer dans les airs à la manière d’une soucoupe volante. Gamera offre ainsi un véritable déluge d’effets spéciaux et de séquences de destruction, dans ce qui s’apparente à un authentique festival visuel. Si le déroulement de l’histoire évoque inévitablement Godzilla, le film puise également ses inspirations dans le cinéma de science-fiction américain, en particulier dans certaines séquences à trucages spectaculaires conçues par Ray Harryhausen comme Le Monstre des temps perdus (The Beast from 20,000 Fathoms, 1953). Les effets spéciaux de Gamera sont supervisés par Tsukiji Yonezaburō, figure essentielle mais souvent méconnue de cette réussite. Il débute sa carrière en 1939 comme chef opérateur, après avoir obtenu son diplôme à l’école de Kanda, au sein de la société Shinkō Kinema. À la suite de la fusion qui donnera naissance à la Daiei, il poursuit son parcours au sein du nouveau studio et se spécialise progressivement dans les prises de vues à trucages. Responsable des effets spéciaux, Tsukiji développe des techniques combinant différentes échelles de décors et de miniatures, qu’il met au service aussi bien des films de science-fiction que des films de guerre produits par le studio. Il supervise donc tout naturellement les effets du premier film de monstres de la Daiei. Artisan majeur du succès de Gamera, Tsukiji Yonezaburō quitte pourtant le studio à l’issue du film pour fonder sa propre structure, Tsukiji Special Effects Production, qui se consacrera principalement à des productions télévisuelles.

La grande gageure du film réside dans la capacité à donner vie à une tortue géante crédible et expressive. Son design est confié à Masao Yagi, artiste et sculpteur ayant déjà participé à la création de Godzilla. Repéré pour son savoir-faire, Yagi est ensuite contacté par la Daiei afin de contribuer aux effets spéciaux de Tōmei ningen to hae otoko (1957), réalisé par Mitsuo Murayama — une curiosité relatant l’histoire d’un inspecteur de police rendu invisible par un rayon cosmique, qui traque un serial killer réduit à la taille d’une mouche à la suite d’une expérience militaire. Pour Gamera, Yagi s’entoure d’une équipe d’artistes afin de concevoir un monstre particulièrement atypique. Gamera nage, vole, crache du feu, rampe, mais peut également marcher sur deux pattes. Cette polyvalence rend la manipulation des différentes marionnettes et costumes particulièrement complexe, nécessitant plusieurs « acteurs » pour incarner la créature — là où Godzilla repose généralement sur une approche plus unifiée. Malgré ces contraintes techniques, le résultat à l’écran s’avère des plus convaincants, donnant naissance à une créature immédiatement identifiable et dotée d’une physicalité singulière, appelée à devenir l’une des figures majeures du kaijū eiga.

Un élément scénaristique fondamental est mis en place dès ce premier film et sera développé quasiment tout au long de la saga : la recherche d’une empathie enfantine envers Gamera. Le procédé relève d’un véritable exercice d’équilibriste narratif. Alors même que la tortue géante s’attaque indistinctement à tout ce qui l’entoure, elle se montre capable de sauver un jeune enfant, introduisant une ambiguïté morale inédite. L’enfant est convaincu que Gamera n’est autre que la version géante de sa propre tortue, disparue à cause de ses parents. Cette projection affective permet au film de déplacer le regard, en invitant le spectateur à envisager la créature non plus uniquement comme une menace, mais comme une figure protectrice. Cet aspect renvoie directement à King Kong et à son « amour » tragique pour Ann Darrow (Fay Wray). Une scène en constitue d’ailleurs une référence explicite : Gamera recueille l’enfant en chute libre dans le creux de sa main, reproduisant un motif iconique du cinéma de monstres et inscrivant la créature de la Daiei dans une filiation mythologique et émotionnelle clairement assumée.

Gamera est un grand film spectaculaire : loin d’un simple film de monstres opportuniste, la Daiei signe une œuvre singulière. Là où Godzilla incarne une force destructrice, reflet des traumatismes nucléaires et des angoisses de la modernité, Gamera adopte une posture plus protectrice, notamment à travers le regard des enfants. Premier jalon d’une saga appelée à évoluer, le film pose les bases d’un monstre durablement ancré dans l’imaginaire collectif, dont la longévité témoigne autant de sa plasticité narrative que de son pouvoir d’attachement.

Fernand Garcia

Roboto Films, pour fêter les 60 ans de Gamera propose les trois premiers films de la saga, Gamera, Gamera contre Barugon et Gamera contre Gyaos, superbement restaurés en 4K en 2025. Ils sont proposés dans un coffret collector UHD ou Blu-ray absolument magnifique. Un petit tour d’horizon des films et des compléments :

Gamera (Gamera – Daikaiju Gamera, 1965, 79 mn), en compléments : Le Monstre géant Gamera, présenté par Fabien Mauro, revient sur la genèse de ce premier film de monstres de la Daiei, en en éclairant les enjeux esthétiques et industriels (21 mn). Avec également une interview de Shinji Higuchi et Shunichi Ogura, qui détaillent le travail minutieux de restauration, réalisé à partir du négatif original (8 mn).

Gamera contre Barugon (Daikaijū kettō: Gamera tai Barugon, 1966, 100 mn). Deuxième film de la saga, entrepris immédiatement après le succès de Gamera, ce nouvel opus bénéficie d’un budget sensiblement revu à la hausse et marque le passage à la couleur. La Daiei opte ici pour un ton aux accents plus mélodramatiques, signalant une montée en gamme évidente.

Après une collision entre la fusée qui emporte Gamera vers Mars et un météorite, la créature est libérée et revient sur Terre. Au large d’une île de Nouvelle-Guinée, une mystérieuse opale est extraite d’une grotte. Elle se révèle être un œuf, duquel éclot un lézard nommé Barugon. Devenue gigantesque, la créature reptilienne ravage bientôt le Japon, provoquant l’inévitable affrontement avec Gamera.

Bonus : Le film est accompagné d’une présentation par Fabien Mauro, qui revient sur la genèse de ce deuxième opus, conçu comme une production de catégorie A, davantage orientée vers un public adulte (20 mn). La suite de l’interview de Shinji Higuchi et Shunichi Ogura, responsables de la restauration 4K. Ils évoquent avec passion leur travail sur la gestion de la couleur, son uniformisation d’un plan à l’autre, ainsi que les difficultés rencontrées, notamment l’équilibre entre éclairages intérieurs et extérieurs et la restitution des teintes de peau sur cet opus (10 mn).

Gamera contre Gyaos (Daikaijū kūchūsen: Gamera tai Gyaosu, 1967, 86 min)

Troisième volet de la saga, Gamera contre Gyaos introduit l’un des adversaires les plus emblématiques de la tortue géante. Une série d’éruptions volcaniques réveille une créature volante assoiffée de sang, baptisée Gyaos, semant la terreur à travers le Japon. Face à cette menace aérienne, Gamera est le seul à pouvoir livrer combat dans les airs. Le personnage de Gyaos marquera durablement la saga, réapparaissant notamment dans Gamera, Guardian of the Universe (1995), premier volet de la trilogie Heisei.

Bonus : Le film est accompagné de Gamera contre Gyaos, une présentation et analyse assurées par Fabien Mauro. Celui-ci replace ce troisième opus dans l’histoire de la Daiei et revient sur la création de Gyaos, un monstre dont l’esthétique puise ses racines dans le succès des films de vampires produits par la Hammer (19 min). La dernière partie de l’interview de Shinji Higuchi et Shunichi Ogura complète les suppléments. Les deux spécialistes y reviennent sur la restauration du film et les différents problèmes d’étalonnage rencontrés, notamment autour de la couleur du rayon énergétique de Gyaos — décrit dans le film comme vert, mais apparaissant clairement jaune à l’écran (8 min).

Enfin, Roboto Films inclut dans le coffret UHD et Blu-ray un livret de 60 pages, Gamera, création du concurrent idéal, essai de Jordan Guichaux, accompagné de photos de tournage, de dix cartes postales et d’un poster, complétant un ensemble éditorial particulièrement soigné.

Fiche artistique des trois films :

Gamera, un film de Noriaki Yuasa avec Eiji Funakoshi, Michiko Sugata, Harumi Kiritachi, Junichiro Yamashita… Scénario : Niisan Takahashi. Directeur de la photographie : Nobuo Munekawa. Musique : Tadashi Yamauchi. Producteurs : Hidemasa Nagata & Yonejirô Saitô. Noir et Blanc.

Gamera contre Barugon un film de Shigeo Tanaka avec Kôjirô Hongô, Kyôko Enami, Yûzô Hayakawa… Scénario : Niisan Takahashi. Réalisation des FX : Noriaki Yuasa. Directeur de la photographie : Michio Takahashi. Musique : Chûji Kinoshita. Producteurs : Masichi Nagata. Couleur.

Gamera contre Gyaos un film de Noriaki Yuasa avec Kôjirô Hongô, Kichirô Ueda, Reiko Kasahara… Scénario : Niisan Takahashi. Directeur de la photographie : Akira Uehara. Musique : Tadashi Yamauchi. Producteurs : Hidemasa Nagata & Hideo Nagata.

Pour les trois films : Production : Daiei Film LTD. Japon. Format image : 2,35:1 16/9e Masters Haute Définition UHD : 3840 x 2160p – Blu-Ray : 1920 x 1080p Version originale – Sous-titres français Son : DTS HD Master Audio 2.0. Tous Publics