Une clé grince et une porte s’ouvre. Diana (Claudia Koll) apparaît dans une tenue affriolante. Elle s’est préparée de la sorte pour son mari Paolo (Paolo Lanza). Mais impossible de le retrouver dans leur riche appartement romain. Elle trouve un simple mot d’amour sur la coiffeuse. Un peu déçue, Diana entreprend d’écrire Marikla, une conseillère conjugale qui officie dans la presse. Diana, à 24 ans est mariée depuis 5 ans, heureuse en mariage, mais depuis quelques temps, elle ressent quelque chose d’étrange. L’envie de vivre plus intensément. Les journées sont devenues longues et banales. Diana sent en elle de nouveaux désirs, qui deviennent plus forts de jour en jour. Surtout depuis le soir où sa sœur Nadia (Ornella Marcucci) l’a emmené à une soirée en l’honneur d’une poétesse vénitienne. Dans une ambiance décadente rythmée par une poésie sulfureuse « J’aimerais te pénétrer sans te toucher. Et qu’entre la toison et ton cul ma langue vagabonde te fasse crier de plaisir… » Diana traîne seule sur la terrasse tandis que son mari est encore à table. Elle est alors invitée à danser par un inconnu. Il l’entraîne sans trop de peine dans une danse très lascive, tout en lui susurrant les vers les plus osés de la poétesse. Ses mains longent son corps jusqu’à glisser contre son calice. Diana troublée préfère arrêter là, mais l’homme, Alphonse (Franco Branciaroli), la rejoint dans les toilettes…

Cela ne se dit pas trop par les temps qui courent, mais soyons honnêtes Claudia Koll a un cul magnifique. Tinto Brass, voyeur revendiqué et esthète libertin, ne s’y trompe pas, il le filme complaisamment, amoureusement, avec une délectation toute transgressive pour le bonheur des spectateurs et spectatrices. « Je crois que les fesses des femmes aident à retrouver la foi dans la grâce » aimait-il rappeler. Avouons-le, il n’y a rien de condamnable à les contempler, seulement l’expression d’un cinéma du désir. Così fan tutte, pour reprendre le beau titre original, est une référence direct à l’Opéra de Mozart sur un livret de Lorenzo Da Ponte. Elles font toute de même ou l’école des amants, dans la traduction française, en épouse parfaitement l’esprit. Comme chez Mozart, il est question de jeu, de tentation, de mise à l’épreuve des sentiments et des corps. Brass transpose cette mécanique libertine dans l’Italie contemporaine, en conservant la légèreté cruelle et l’ironie morale du modèle. Le film, coécrit avec Bernardino Zapponi — déjà complice sur Paprika —, avance ainsi sur un fil délicat : celui d’une comédie érotique qui observe moins la chute des valeurs que leur relativité.
Così fan tutte raconte l’histoire d’une petite bourgeoise, Diana, en manque d’expériences amoureuses. À partir de l’irruption d’un possible — la rencontre avec un inconnu —, Diana, déstabilisée par une étreinte inachevée, voit le vernis conjugal se fissurer et le fantasme envahir peu à peu son quotidien. Cette fêlure agit comme une révélation intime : elle lui laisse entrevoir une femme en devenir, encore hésitante, mais déjà affranchie de ses certitudes. Dès lors, Così fan tutte se déploie comme la chronique d’une initiation, le parcours fragile et sinueux d’une jeune épouse dont les sens s’éveillent avec une douceur trompeuse, presque dangereuse. Tinto Brass y filme moins la transgression que l’éveil progressif du désir, dans un mouvement où la curiosité précède le passage de l’autre côté du miroir.

Pour traduire ce basculement intérieur, Tinto Brass mobilise l’un des motifs les plus récurrents de son cinéma : la femme face à son miroir. Une femme qui se regarde, s’examine, se dédouble, comme si son propre reflet tentait de la convaincre d’emprunter un chemin qu’elle n’ose pas encore formuler. Dès le premier plan, Diana apparaît de dos, fesses à l’air, devant son miroir. Le programme est posé d’emblée : le corps comme lieu de révélation, et le regard comme déclencheur du désir.Ce trouble né de l’interdit, Diana cherche d’abord à le rationaliser à travers la lettre adressée à Marikla. Une démarche presque naïve : elle tente de comprendre ce qui lui arrive, de mettre des mots sur une sensation qui la dépasse. Mais c’est précisément dans cet écart entre désir et raison que le cinéma de Tinto Brass trouve son territoire. Là où l’analyse échoue, le corps parle.
Autour de Diana, la liberté des corps s’expose sans détour, comme une effervescence sexuelle à laquelle elle ne peut plus rester étrangère. Les écarts de sa collègue avec son patron, dans la boutique de lingerie, lui offrent un premier miroir social de sa propre tentation. Quant à ses petits écarts à elle, ils sont aussitôt magnifiés par le récit qu’elle distille à Paolo, son mari, afin de l’émoustiller. Le fantasme devient alors un jeu de narration, une mise en scène partagée. Paolo devient moins un mari qu’un point fixe autour duquel Diana tourne, hésite, puis s’émancipe. Brass ne le filme pas comme un antagoniste, mais comme un vestige rassurant : un homme aimant, mais immobile, tandis que Diana commence à vibrer différemment. L’attrait trouble de nouvelles expériences pousse bientôt Diana à franchir le seuil du repaire d’Alphonse. Elle dépasse alors le stade des préliminaires inachevés pour s’abandonner à un plaisir assumé, débarrassé de la culpabilité. Ce basculement est aussi géographique : de Rome — ville du Vatican, de la morale et du conformisme —, Diana glisse vers Venise, espace du masque, de la dissolution et de la liberté. C’est là qu’elle s’affirme pleinement, découvrant une sexualité affranchie des conventions aux côtés de son érotomane français, prénommé malicieusement Donatien Alphonse François. Un nom qui vaut manifeste, référence transparente — et hommage ironique — au marquis de Sade. Brass inscrit ainsi l’expérience de Diana dans une tradition libertine assumée, où le plaisir devient un acte de connaissance et d’émancipation, plutôt qu’une simple transgression.

Brass, fidèle à son imaginaire libertin, esquisse un monde idéalisé où l’égalité entre l’homme et la femme serait pleinement réalisée dans l’exercice du désir. Il transforme la trajectoire de Diana en une succession de fragments : éclats sensuels, regards volés, gestes suspendus, autant de moments où le réel devient un théâtre intime de possibles. Loin du scandale ou de la provocation gratuite, il filme l’éveil comme un mouvement naturel, presque ludique — une célébration de la curiosité et de l’élan vital. Dans cette logique, la femme s’affirme comme aussi libre que l’homme, du moins en théorie. Mais le film ne se prive pas d’en révéler les contradictions. Paolo se dit favorable à la liberté sexuelle… des autres femmes, pas de la sienne. Cette asymétrie fait éclater le cadre conjugal et agit comme un révélateur. Diana cesse alors de contenir ses élans : elle explose, explore, et investit pleinement son imaginaire. Così fan tutte apparaît ainsi comme un éloge de l’adultère, non comme simple infidélité, mais comme expérience de dépassement — une manière de déplacer les lignes, de mettre à nu l’hypocrisie morale et de revendiquer le droit à une jouissance partagée, consciente et assumée.
C’est sans doute là que le film trouve sa véritable clé. Così fan tutte raconte moins la transgression que la reconquête d’un corps, envisagé comme un territoire à libérer entièrement. Diana, sans renier l’amour conjugal, découvre que le désir n’obéit ni aux règles ni aux cadres sociaux, mais à une musique intérieure que Tinto Brass orchestre comme une farce à la fois élégante, solaire et parfois dangereusement sincère. En évacuant volontairement le monde réel, Così fan tutte se déploie dans un espace de fantasme assumé, un monde idéalisé où le plaisir devient une valeur en soi, détachée de la morale et des conséquences. Un théâtre libertin, hors du temps et des contraintes, dans lequel Brass projette son utopie sensuelle : celle d’un désir libre, égalitaire et joyeusement irrévérencieux.

Così fan tutte marque une forme de rupture dans l’œuvre érotique de Tinto Brass. Pour la première fois, dans son œuvre érotique, le cinéaste inscrit on récit dans l’époque contemporaine. Il s’éloigne aussi de ses héroïnes traditionnellement débordantes de sensualité et d’énergie sexuelle pour confier le premier rôle à une actrice au charme plus intériorisé, presque cérébral : Claudia Koll, jeune femme urbaine, élégante et contenue. Italienne d’origine hongroise, danseuse de tango, Claudia Koll s’était d’abord présentée au casting de Paprika, le film précédent de Brass. Les rôles principaux étant déjà attribués, le cinéaste lui propose alors un second rôle. Elle refuse, préférant attendre une occasion qui lui offrirait une véritable place centrale. Un choix audacieux qui ne sera pas vain. Lors de l’écriture de Così fan tutte, Brass se souvient d’elle et la rappelle. Claudia Koll s’impose alors comme une évidence. Elle correspond parfaitement à ce personnage de bourgeoise romaine, à la fois sage et traversée de désirs contradictoires, avec ce léger air à la Fanny Ardant qui accentue encore son ambiguïté : une femme de contrôle, mais prête à vaciller. Par son physique moins immédiatement charnel, mais profondément expressif, Koll incarne idéalement cette héroïne de la transition — une femme dont l’éveil passe autant par l’esprit que par le corps.
Così fan tutte marque la dernière collaboration entre Tinto Brass et Silvano Ippoliti, son directeur de la photographie attitré depuis En cinquième vitesse en 1960. Brass avait débuté sa carrière avec le chef opérateur vénitien Bruno Barcaroli pour ses trois premiers longs métrages ; à la mort de ce dernier, Ippoliti prend le relais. Commence alors une collaboration de longue haleine, fondée sur une entente artistique presque instinctive. Ippoliti possédait un talent rare pour rendre la lumière sur les peaux profondément sensuelle. Il affectionnait particulièrement les ambiances bleutées et s’était imposé comme un maître dans l’utilisation des miroirs multiples, souvent intégrés à des plans frontaux qui démultiplient les corps et les regards — un dispositif devenu emblématique du cinéma de Brass. Sa contribution est essentielle à la cohérence plastique de cette œuvre libertine, où la chair, la lumière et le décor dialoguent constamment. Silvano Ippoliti décède au cours du tournage de Così fan tutte. Il est alors remplacé par Massimo Di Venanzo, fils de Gianni Di Venanzo, l’un des plus grands directeurs de la photographie italiens (La Nuit, 8½). Après avoir été assistant et cadreur sur des films majeurs — Amarcord de Fellini, La Tragédie d’un homme ridicule de Bertolucci, Identification d’une femme d’Antonioni —, Massimo Di Venanzo s’impose à son tour comme un collaborateur essentiel de Tinto Brass, dont il deviendra le chef opérateur sur plusieurs films. Une transmission discrète.
Così fan tutte condense les obsessions de Tinto Brass, en plaçant le désir féminin au centre du récit, en l’inscrivant dans un monde volontairement idéalisé, affranchi du réel et de ses sanctions, le cinéaste signe une œuvre à la fois faussement naïve et radicale. Un cinéma qui croit encore à la liberté absolue du désir, à la puissance du fantasme comme espace d’émancipation.
Fernand Garcia

All Ladies Do Itbénéficie d’une édition combo (DVD + Blu-ray) soignée chez Sidonis Calysta, au sein de la collection Tinto Brass. Le film est proposé dans une version restaurée, présentée ici dans sa version intégral. L’éditeur accompagne cette sortie d’une sélection de suppléments particulièrement riche et cohérente. Une présentation de Jean-François Rauger, directeur de la programmation de la Cinémathèque française et grand connaisseur de l’œuvre de Brass. Il revient sur les sources d’inspiration du cinéaste et sur sa vision des relations paritaires dans ce qu’il décrit comme « un film légèrement futuriste (…) où il dépasse le concept de jalousie ». Rauger rappelle également la position de Brass, pour qui « la fidélité est une construction culturelle, sans rien de naturel » (11 min). Une seconde présentation est assurée par Christophe Bier, cinéphile érotomane et spécialiste du cinéma érotique. Il replace Così fan tutte dans l’évolution thématique du cinéaste, évoquant sans détour « un éloge de l’adultère » et rappelant la constante fascination de Brass pour le corps féminin, et plus précisément « le cul de la femme » (13 min). Autre bonus, une conversation avec Tinto Brass. Le cinéaste y développe sa conception du film, son goût pour les apparitions en personne à l’écran, son alter ego Franco Branciaroli, son rapport à Venise, et la philosophie de la sodomie chez Sade. Il y réaffirme sa défiance envers les valeurs morales traditionnelles : « La virginité, la chasteté, la fidélité ne sont pas des valeurs. Elles ont été imposées par la culture et l’histoire », allant jusqu’à cette amusante provocation : « Le vagin peut être trompeur, le derrière est toujours honnête ». Entretien proposé en version originale anglaise sous-titrée (15 min). S’ajoutent un bout-à-bout d’Outtakes, regroupant des plans non retenus au montage final (9 min), ainsi qu’une bande-annonce gentiment hot, présentée par Tinto Brass (VO, 3 min).
All Ladies Do It (Cosi fan tutte), un film de Tinto Brass avec Claudia Koll, Paolo Lanza, Franco Branciaroli, Isabelle Deiana, Renzo Rinaldi, Ornella Marcucci, Luciana Cirenei, Marco Marciani, Maurizio Martinolli, Rosa Maria Pezzullo, Pierangela Vallerino… Scénario : Tinto Brass, Bernardino Zapponi et Francesco costa d’après une histoire de Tinto Brass. Directeur de la photographie : Massimo Di Venanzo et Silvano Ippoliti. Décors : Paolo Biagetti et Bruno Cesari. Costumes : Jost Jakob. Montage : Tinto Brass. Musique : Pino Donaggio. Producteurs : Giovanni Bertolucci et Achille Manzotti. Production : Faso Film – San Francisco Film. Italie. 1992. 1h37. Version intégrale. Couleur. Format image : 1.85:1. 16/9e Son : Version originale sous-titrées en français et Version française. Interdit aux moins de 16 ans.