Dossier 137 – Dominik Moll

Le dossier 137 est en apparence une affaire de plus pour Stéphanie, enquêtrice à l’IGPN, la police des polices. Une manifestation tendue, un jeune homme blessé par un tir de LBD, des circonstances à éclaircir pour établir une responsabilité. Mais un élément inattendu va troubler Stéphanie, pour qui le dossier 137 devient autre chose qu’un simple numéro.

Après avoir envisagé un temps de devenir cinéaste animalier, Dominik Moll découvre les films d’Alfred Hitchcock et décide de se tourner vers la fiction. Il étudie le cinéma au City College of New York puis à l’IDHEC où il se lie d’amitié avec d’autres futurs cinéastes et rencontre celui qui deviendra son complice, Gilles Marchand. Ensemble ils écriront les scénarios de la plupart de leurs films respectifs. Dans les années 90, Moll travaille comme monteur et assistant réalisateur (notamment avec Laurent Cantet et Marcel Ophuls) et réalise son premier long-métrage, Intimité (1994). Présenté en compétition à Cannes en 2000, son second film, Harry un ami qui vous veut du bien, connaîtra un succès critique et public, et sera récompensé par 4 Césars. Dans ses films suivants (Lemming, 2005 ; Le Moine, 2011 ; Des Nouvelles de la planète Mars, 2016 ; Seules Les Bêtes, 2019), le cinéaste continue à explorer le film de genre en y intégrant de plus en plus des thématiques sociétales. En 2023, encore une fois salué par la presse et le public, La Nuit du 12 remportera 7 Césars. Dominik Moll a également travaillé sur deux séries internationales, Tunnel (2013) et Eden (2019) pour Arte, sur des destins croisés de migrants à travers l’Europe. Dossier 137, a lui aussi été présenté en compétition officielle au dernier Festival de Cannes 2025.

« Le fonctionnement de l’IGPN m’intrigue depuis longtemps. Précisément parce qu’il s’agit de policiers qui enquêtent sur d’autres policiers, ces hommes et ces femmes sont dans une position inconfortable. Ils sont mal vus, souvent méprisés et parfois détestés par leurs collègues, tout en étant critiqués par certains médias qui leur reprochent d’être juge et partie. Ces tensions m’intéressaient et intuitivement je sentais qu’il y avait des pistes de fictions intéressantes. » Dominik Moll.

Après la PJ dans La Nuit du 12 (2022), avec Dossier 137, Dominik Moll poursuit son exploration des institutions policières en nous plongeant cette fois dans une enquête de l’IGPN, la « police des polices ». Le choix de ce projet du réalisateur est né de son intérêt pour le fonctionnement peu documenté de ce service souvent méconnu et mal perçu. Moll s’intéresse donc ici à la mécanique du contrôle interne, au dilemme d’un système où chacun connaît les règlements, mais où les fidélités passent avant la transparence. Dossier 137 s’inscrit donc dans une logique qui caractérise le cinéma de Dominik Moll. Plus que le sensationnel, celui-ci vise la complexité de la réalité, les zones grises. Moll ne cherche pas à dramatiser pour dramatiser, mais pour éclairer. Dans Dossier 137, l’enquête est conduite par une inspectrice, Stéphanie Bertrand dont la position distante et réflexive permet au cinéaste de capter dans le même temps la complexité institutionnelle et humaine.

Inspiré des violences policières pendant les manifestations des Gilets jaunes en 2018 et de véritables témoignages, Dossier 137 est un « polar d’institution » fortement ancré dans l’actualité politique et sociale française. Dominik Moll et son co-scénariste Gilles Marchand ne se contentent pas de reconstituer mais traduisent en termes dramatiques, les contraintes bureaucratiques, la distance entre politiciens, forces de l’ordre et citoyens, et la difficulté de rendre des comptes quand la machine policière refuse de se dénoncer. Cinéaste engagé, Moll filme la procédure, les auditions et la bureaucratie comme un espace de tension sans jamais tomber dans la dénonciation caricaturale. Moll cherche à interroger, à provoquer la réflexion, sans jamais pour autant donner de leçon. La réussite d’un tel film reposant fortement sur l’authenticité de ses personnages, le réalisateur s’appuie donc sur des comédiens capables de transmettre aussi bien les nuances de l’enquête que les dilemmes intérieurs ou les silences lourds de sens. Comme les personnages sont enfermés dans un système, constamment entre vérité et loyauté, entre responsabilité morale et réglementaire, le cinéaste évite la caricature et dirige ses comédiens vers l’intériorité et la retenue. Leurs performances sont ici très convaincantes.

« D’abord c’est une enquête captivante, très précise, très technique, qui devient obsessionnelle pour cette policière. Mais ce qui m’a surtout frappé c’est le trajet du personnage de Stéphanie. À la fin de ma lecture j’étais cueillie par l’émotion. Je crois que c’est le contraste entre une très grande rigueur et l’aspect humain qui m’a saisie. Je trouvais ce personnage poignant. Dans un contexte de crise où la violence des rapports semble tout fracturer, il y a beaucoup d’humanité qui se dégage d’elle. Et du trouble aussi. C’est un rôle comme on ne vous en propose pas tous les jours. Le projet pose des questions importantes sur la société sans faire la morale. Et en lisant le scénario on sentait déjà le cinéma, la force du cinéma. » Léa Drucker.

En tête d’affiche, Léa Drucker (L’Homme de sa vie, 2006 ; Les Meilleurs amis du Monde, 2010 ; Arrêtez-moi là, 2016 ; La Chambre Bleue, 2014 ; Jusqu’à la Garde, 2018 ; Place Publique, 2018 ; Incroyable mais vrai, 2022 ; Couleurs de l’incendie, 2022 ; L’Eté dernier, 2023…) porte le film avec justesse. Elle incarne une figure forte mais vulnérable, Stéphanie Bertrand, l’enquêtrice de l’IGPN et personnage central du film, avec une gravité et une tension intérieure marquées. Son personnage est présenté comme professionnel, calme, méthodique, mais le film révèle progressivement ses fragilités. Ses enjeux personnels vont venir se mêler à l’enquête. Comme la victime de la manifestation sur laquelle elle enquête, Stéphanie est originaire de Saint-Dizier. Elle a donc un lien symbolique et géographique avec la victime du tir de LBD (lanceur de balle de défense). Stéphanie est comme écartelée entre Saint Dizier, cette ville de province d’où elle vient, ses origines sociales, ses racines, et les exigences que demande son travail, sa responsabilité. Comme son personnage est sur une ligne de crête, toute en finesse et humanité, Léa Drucker joue à la perfection la complexité et les questionnements de son personnage. Rigoureuse jusque dans ses regards, ses pauses ou petits ajustements (froncement de sourcils, respiration retenue), son jeu témoigne de la complexité et du poids moral de sa mission. Sa performance est cruciale pour le film car c’est son personnage qui ancre le film dans une position d’interrogation intérieure, et non de confrontation frontale. Léa Drucker parvient parfaitement à traduire cette tension qui existe entre le devoir d’objectivité et la sollicitude, cet équilibre instable qui fait la force dramatique du récit.

Autour de Stéphanie, beaucoup d’autres personnages évoluent. Parmi ses collègues, sa hiérarchie, sa famille, la famille Girard, les témoins, ou encore les policiers mis en cause, on retrouve la comédienne Guslagie Malanda (Mon Amie Victoria, 2014 ; Saint Omer, 2022 ; La Bête, 2024…) qui interprète le personnage d’Alicia Mady, une femme de chambre employée d’un hôtel de luxe près des Champs-Élysées qui habite la banlieue. Son personnage permet au film de créer des échos avec d’autres fractures de la société comme les problèmes des violences policières en banlieue où par ailleurs les armes ont souvent d’abord été testées avant d’être utilisées par les forces de l’ordre lors de manifestations. Avec son calme et son intensité singulière Guslagie Malanda permet à ces questions de résonner au cœur du film. La séquence où Stéphanie suit Alicia dans le métro puis le RER dans le but de mieux la connaître pour gagner sa confiance vient traduire deux solitudes qui se parlent. Comme le personnage de la mère de la famille Girard que Stéphanie va rencontrer à Saint-Dizier, le personnage d’Alicia est un levier dramatique qui révèle les tensions de classe, la fragilité des témoignages et l’impact des violences structurelles. Convaincus que les efforts de la policière ne serviront à rien et que les policiers fautifs ne seront jamais inquiétés, le constat terrible que posent ces personnages témoigne également de la difficulté du travail de Stéphanie qui, face à eux, doit continuer à garder une forme de réserve et de distance.

Le comédien Jonathan Turnbull (Revoir Paris, 2022…) et la comédienne Mathilde Roehrich (Le Sens de la famille, 2021…) incarnent respectivement les personnages de Benoît Guérini et de Carole Delarue, des collègues de Stéphanie, membres de l’IGPN. L’acteur Stanislas Merhar (Nettoyage à sec, 1997 ; Furia, 2000 ; La Captive, 2000 ; L’Ombre des femmes, 2015 ; Fanon, 2025…) interprète ici le personnage de Jérémy, l’ex-compagnon de Stéphanie. Tout en délicatesse et en mélancolie, son jeu vient souligner le fait qu’il existe toujours un peu d’amour dans leur relation.

« En fait, il existe peu de documentation sur l’IGPN. C’est une institution qui a longtemps été fermée et même opaque. Elle apparaît peu dans les films ou les livres, ou alors de façon anecdotique et souvent caricaturale. Cette rareté a aiguisé ma curiosité. Grâce au succès de La Nuit du 12, et je dois dire à l’ouverture d’esprit d’une nouvelle directrice de l’IGPN, qui pour la première fois était une magistrate et non une policière, j’ai eu l’opportunité assez inespérée de faire une immersion au sein de la délégation parisienne de l’IGPN. J’ai pu observer ces enquêtrices et enquêteurs au travail, échanger concrètement sur leurs méthodes, leurs motivations, et sur les difficultés qu’ils et elles rencontrent. » Dominik Moll.

Rigoureux et engagé, le scénario de Dossier 137 est signé par Dominik Moll et Gilles Marchand, une collaboration qui a déjà fait ses preuves. Ces derniers adoptent ici un ton presque documentaire, mais sans renoncer à la dramaturgie. L’enquête est structurée et précise. Le film évite les raccourcis et le manichéisme. Les auteurs montrent la complexité des responsabilités comme celle des points de vue. En effet, dans leurs missions, les enquêtrices et enquêteurs de l’IGPN sont confrontés à plusieurs types d’affaires : celles qui concernent la probité des fonctionnaires de police et leur corruption, celles qui relèvent du harcèlement, et enfin les affaires de violences exercées par des policiers, notamment lors d’opérations de maintien de l’ordre, qui sont les plus controversées parce qu’elles touchent au fonctionnement même de notre démocratie. Les femmes et les hommes de l’IGPN n’ont aucun problème de conscience à enquêter sur des policiers corrompus, mais, comme tous les enquêteurs de l’IGPN ont auparavant travaillé dans d’autres services de la police, ils connaissent très bien les difficultés du terrain et savent que les effectifs sont souvent mis dans des situations « compliquées », c’est donc moins évident pour eux lorsqu’il s’agit d’affaires de maintien de l’ordre. Comme le dit Benoît, le collègue de Stéphanie dans le film : « On les balance en première ligne, et au moindre dérapage ils sont montrés du doigt ». Dans Dossier 137, les auteurs ne cherchent pas à démontrer mais à montrer que la vérité judiciaire est soumise aux affects de celles et ceux, humains, qui la rendent.

Le choix d’une enquêtrice de l’IGPN est particulièrement judicieux. D’une part, il permet au récit d’accéder à des scènes internes au service : reconstitutions judiciaires, auditions, analyses de vidéos, interrogatoires, rapport d’experts, etc. Avec cette enquête « de l’intérieur », le film peut ainsi montrer comment les preuves sont traitées, comment les récits divergent, comment la bureaucratie fonctionne, comment certains policiers sont protégés par leurs pairs. D’autre part, le fait que le récit soit mené du point de vue de Stéphanie, une femme policière qui auditionne des policiers hommes mis en cause dans une affaire de violence, inverse les dynamiques traditionnelles de pouvoir et crée immédiatement une tension singulière. Le rapport de force qui s’installe dans le cadre très formel de ces face-à-face raconte beaucoup. Dans la structure narrative, le « dossier 137 » est d’abord un simple numéro, un cas parmi d’autres, mais à mesure que Stéphanie progresse, l’enjeu grandit, le dossier devient personnel. Cette évolution dramatique opère donc une double transformation : celle du dossier, et celle de Stéphanie.

Au-delà du suspens, des tensions et des rebondissements autour de la résolution de l’affaire, l’enjeu du film tourne principalement autour de la question du point de vue et nous invite à nous poser des questions plus profondes. Stéphanie et son équipe cherchent à découvrir ce qui s’est réellement passé ce soir-là. Elle recueille des témoignages, des informations, des vidéos et rassemble les pièces du dossier afin de confronter les versions et de reconstituer le puzzle. Méthodique et impartiale, dès le départ un détail va venir troubler Stéphanie : la victime vient de Saint-Dizier, la ville où elle est née et a grandi. Inattendu, ce « détail » va-t-il lui faire changer son regard sur l’affaire et l’influencer ? Ce « détail » aura-t-il une incidence sur sa façon de mener l’enquête ? Va-t-elle perdre sa neutralité ? Va-t-elle changer de point de vue ? Va-t-elle avoir le sentiment de commettre une « trahison » ou au contraire, de se « réconcilier » avec elle-même ? N’est-il pas, aujourd’hui plus que jamais, nécessaire de se mettre à la place de l’autre et d’envisager son point de vue ? Le cinéma étant un art qui repose entre autres sur l’identification, celui-ci est le moyen parfait pour partager des points de vue différents. Avec les scènes de l’enquête qui sont au présent, les reconstitutions, les témoignages, les vidéos de manifestation de différentes sources (smartphones, caméras de surveillance…), le récit adopte une temporalité partagée. Ces alternances servent à la fois à rendre compte du travail méthodique de l’IGPN, à souligner la pluralité des perspectives, mais également à créer une tension dramatique autour de l’ambiguïté des différents récits.

« La plupart de ces vidéos sont mises en scène, notamment parce que dans la plupart, les protagonistes du film y apparaissent. C’était d’ailleurs assez étrange de mettre en place ces plans avec beaucoup de figurants, des policiers en tenues, des manifestants, des véhicules qui brûlent, des fumigènes, beaucoup de bordel, et de ne filmer tout ça qu’avec un simple smartphone. Mais parfois j’ai mélangé des prises de vue mises en scène avec des vidéos d’archives que j’avais sélectionnées auparavant, afin d’augmenter l’effet de réel. » Dominik Moll.

Dans un style feutré mais précis, Dominik Moll opte ici pour une mise en scène sobre et tendue. Le suspense naît de la procédure, des détails que Moll souligne ou encore de la lente montée de la « vérité ». Le metteur en scène ne cherche pas le sensationnel, mais le concret : les visages, les bureaux, les écrans, les enregistrements vidéo. Il utilise des plans fixes, des champs-contrechamps mesurés, des reconstitutions très calibrées, mais aussi des séquences plus mobiles pour filmer les manifestations, les archives ou les vidéos de smartphone qui non seulement jouent un rôle narratif mais structure l’esthétique même du film. Ce mélange lui permet conjuguer l’intime et le politique. Conçus par la cheffe décoratrice Emmanuelle Duplay, à qui l’on doit déjà les décors entre autres des films Rien à faire (1999), Reines d’un jour (2001) ou Et ta sœur (2015), réalisés par Marion Vernoux, Anatomie d’une chute (2023) de Justine Triet, Miséricorde (2024) d’Alain Guiraudie, et qui a déjà collaboré avec Dominik Moll sur Des Nouvelles de la planète Mars (2016) et Seules Les Bêtes (2019), avec les espaces « fermés » des bureaux de l’IGPN, des salles d’audition, des couloirs vitrés ou des locaux d’archives, les décors de Dossier 137 contrastent avec les espaces « ouverts » des manifestations dans les rues, et renforcent la tension du film. Filmés comme un labyrinthe, les couloirs, les fenêtres ou les bureaux vitrés symbolisent la transparence apparente mais aussi l’opacité réelle, les conflits et les zones d’ombre dans lesquelles l’inspectrice doit naviguer. La géométrie des espaces du film joue un rôle critique du labyrinthe institutionnel.

Signée du directeur de la photographie Patrick Ghiringhelli, à qui l’on doit les images entre autres des documentaires Women Are Heroes (2010) et Inside Out (2013) réalisés par JR, ou encore des films Geronimo (2014), Djam (2017) et Tom Medina (2021) réalisés par Tony Gatlif, Making Of (2023) et Le Procès Goldman (2023) réalisés par Cédric Kahn, et qui a lui aussi déjà travaillé avec Dominik Moll sur Seules Les Bêtes (2019) et La Nuit du 12 (2022), avec ses tons froids et cliniques des bureaux qui soulignent l’objectivité prétendue de l’IGPN et ses contrastes plus durs des scènes de manifestation qui eux évoquent l’instabilité, la dangerosité et la violence non maitrisée, la photographie du film vient ici parfaitement traduire visuellement le contraste entre la rue (manifestation, violence, foule) et l’intérieur institutionnel (IGPN, bureaux, salles d’enquête).

Assuré par Laurent Roüan qui a déjà travaillé avec le réalisateur sur Seules Les Bêtes (2019) et La Nuit du 12 (2022), le montage du film joue un rôle fondamental pour structurer la temporalité complexe du récit qui oscille entre le présent de l’enquête et les reconstitutions, les auditions, les archives et vidéos de manifestations. Roüan opte ici pour un rythme alterné avec des séquences lentes, pour les auditions, les interrogatoires ou les moments de réflexion de Stéphanie et des coupes plus rapides, des insertions de vidéos (téléphone, caméras), pour montrer les parallèles et les différences existants entre les témoignages et les images. En instaurant une dissonance visuelle et narrative qui renforce l’incertitude, le montage permet aussi à Roüan de créer du suspense.

Connu pour ses compositions à la fois atmosphériques, sombres et minimalistes, le compositeur Olivier Marguerit a entre autres signé les bandes originales de Diamant Noir (2016) et Onoda (2021) réalisés par Arthur Harari, mais aussi celle de La Nuit du 12 (2022) de Dominik Moll. Ponctuant les transitions entre le « monde extérieur » des manifestations et des violences et le « monde intérieur » de la bureaucratie et des interrogatoires, avec des motifs qui soulignent la déconnexion et le choc des deux mondes, dans Dossier 137, la musique souligne principalement l’atmosphère de tension bureaucratique et morale.

Un tir de LBD lors d’une manifestation, un jeune homme blessé, des auditions, des doutes et des responsabilités à établir… les violences policières et la responsabilité institutionnelle sont le cœur du film. Le choix de mettre en scène l’IGPN relève d’une volonté de scruter non pas seulement l’acte violent, mais le système de contrôle interne. Comment les institutions policières gèrent-elles les accusations contre leurs propres agents ? Quel degré de transparence existe-t-il entre collègues, solidarité professionnelle et devoir d’enquête ? Cette dimension de « police des polices » est essentielle et vient faire écho à des débats publics très actuels. La portée politique du film porte Dossier 137 au-delà du simple polar pour en faire un « film-dossier » qui interroge la légitimité, l’imputabilité des responsabilités et l’impunité dans les forces de l’ordre. Le dilemme moral et personnel que connait le personnage de Stéphanie vient s’ajouter à l’enquête et nous montrer que les fonctionnaires de police ne sont pas des figures neutres, mais des personnes avec des racines, des émotions, des loyautés et des rivalités. Une fois posé, ce constat nous invite à réfléchir et soulève de nombreuses questions. Peut-on réellement enquêter objectivement sur sa propre institution ? Ou de manière plus générale et philosophique : L’objectivité existe-t-elle ? A la fragilité de l’objectivité vient s’ajouter également une réflexion sur la manière dont le pouvoir intériorise et étouffe ses contraintes et contradictions.

Les manifestations des Gilets jaunes font écho à des fractures socio-économiques profondes. En choisissant ce contexte, Moll ne se limite pas à un cas isolé mais engage une réflexion plus large sur la relation entre l’État, la police et les citoyens, sur la violence de l’ordre, sur la perception des manifestants et celle des forces de l’ordre ou encore sur la mémoire collective de ces mouvements. Dossier 137 nous propose une passionnante réflexion sur l’histoire sociale et la fracture politique nationale. La juxtaposition de Paris, au centre du pouvoir, et de la province, de la bureaucratie et du vécu populaire, donne au lien qui existe entre Stéphanie et la victime, une dimension symbolique. Lieu d’où sont originaires Stéphanie et la famille Girard, Saint-Dizier est une ville ouvrière qui a souffert de la désindustrialisation et où le mouvement des Gilets jaunes a été très suivi. Saint-Dizier symbolise la France méconnue et oubliée, la « France des ronds-points ».

Avec Dossier 137, Dominik Moll nous montre la « machine bureaucratique » de l’IGPN sans la diaboliser. Pédagogique et civique, le film nous sensibilise à la complexité des enquêtes internes, au rôle souvent méconnu de l’IGPN, à la difficulté de rendre des comptes quand les enjeux sont à la fois personnels, institutionnels et politiques. La force de Dominik Moll avec ce film, c’est qu’il réussit dans le même temps à rendre l’enquête crédible et les procédures policières et administratives captivantes, sans sacrifier pour autant la dimension dramatique. Sans jamais sombrer dans le pamphlet, le cinéaste nous parle de violence policière, en nous montrant à la fois les mécanismes institutionnels et les conflits moraux. L’esthétique soignée du film avec l’association de la photographie froide de Ghiringhelli, du montage précis de Roüan, et d’une musique discrète mais efficace de Marguerit contribue à créer une atmosphère d’investigation austère, tendue, mais profondément humaine. En choisissant comme toile de fond les Gilets jaunes, le réalisateur situe son film dans une réalité politique contemporaine, rendant son propos d’autant plus urgent. L’enquête de l’IGPN devient ici un moyen cinématographique de questionner le rapport entre citoyens et police, entre justice et impunité.

Œuvre importante dans la filmographie de Dominik Moll, Dossier 137 est un film policier qui transcende le genre pour devenir une réflexion profonde sur la responsabilité, la loyauté et la vérité. Grâce à un scénario minutieux co-écrit avec Gilles Marchand, à des performances d’acteurs nuancées, et à un travail esthétique fin, le metteur en scène parvient à faire de l’IGPN non pas un antagoniste caricatural, mais une institution complexe, tiraillée entre devoir et protection, entre transparence et solidarité. Comment rendre des comptes quand on enquête sur ses pairs ? Quelle est la part de la subjectivité dans la justice interne ? Comment un « dossier » peut-il devenir un symbole de fracture sociale ? Dossier 137 pose des questions essentielles et son ambition première est d’inciter à la réflexion, d’exposer les ambiguïtés et inviter à la vigilance.En cela, Dossier 137 est un film nécessaire. Nécessaire politiquement, moralement et cinématographiquement. Dans la continuité de l’œuvre de Dominik Moll, Dossier 137 s’inscrit dans un cinéma que l’on pourrait qualifier de cinéma du doute, de la réalité dangereuse, et de l’analyse institutionnelle. Avec Dossier 137, Dominik Moll démontre que le cinéma peut être à la fois une forme de divertissement et un acte civique. Brillant.

Steve Le Nedelec

Photos Fanny De Gouville

Dossier 137, un film de Dominik Moll avec Léa Drucker, Guslagie Malanda, Mathilde Roehrich, Jonathan Turnbull, Stanislas Merhar, Claire Bodson, Florence Viala, Hélène Alexandridis… Scénario : Dominik Moll et Gilles Marchand. Image : Patrick Ghiringhelli. Décors : Emmanuelle Duplay. Costumes : Dorothée Guiraud. Son : François Maurel. Mixage : Nathalie Vidal. Montage : Laurent Rouan. Musique : Olivier Marguerit. Producteur associé : Simon Arnal. Productrices : Caoline Benjo, Barbara Letellier & Carole Scotta. Production : Haut et Court – France 2 Cinéma – Canal + – France Télévisions – Ciné+OCS – CNC – Europe Creative Media de l’UE. Distribution (France) : Haut et Court Distribution (Sortie le 19 novembre 2025). France. 2025. 1h56. Son : 5.1. Sélection officielle, compétition, Festival de Cannes, 2025. Tous Publics.