Tardes de soledad – Albert Serra

Tout est affaire de passage dans Tardes de soledad. Mouvement immémorial, recommencement sans fin qui remonte à la nuit des temps. Tout débute par l’attente. Celle du taureau enfermé, sur lequel la lune dépose des reflets bleutés. De ses narines s’échappe le souffle rauque d’un événement pressenti, à la fois redouté et inévitable. Dans l’ombre de l’enclos, déjà se profile l’idée du combat.

En face, l’homme. Andrés Roca Rey, torero — ou, pour reprendre un terme plus ancien, toréador. À l’aube, il traverse la ville dans le silence du fourgon qui le conduit vers l’arène. Revêtu de son habit de lumière, il n’avance pas seulement vers une performance mais vers un destin. Car ce qui se joue à la fois dans l’enclos de l’animal et dans l’habitacle clos du véhicule, c’est une même tension : l’annonce d’une rencontre où l’homme affronte plus que l’animal — une figure archaïque de la mort elle-même.

Le terme du voyage se trouve dans l’arène : torero face au taureau. Ici s’accomplissent les dernières minutes de la traversée du Styx. L’eau s’est changée en terre, et la terre bientôt en boue de sang. Chaque geste, chaque regard, résonne comme une étape du passage. Avant l’issue fatale, il y a eu les visages : celui d’Andrés Roca Rey, crispé, ruisselant de sueur, défiant l’animal d’un cri, d’un geste, d’une invective. Celui du taureau, égaré dans la fureur, portant sur son dos les banderilles comme des stigmates, le sang ruisselant le long de ses flancs.

La tension atteint son paroxysme. Le jeu avec la mort n’est plus spectacle, mais défi lancé à Dieu lui-même, comme si l’arène ouvrait un instant une brèche entre le monde des vivants et celui des morts. Les visages se rejoignent, se confondent presque : l’animalité du torero affleure dans ses traits, dans son regard qui s’abîme dans un néant de solitude. L’homme se fait bête, la bête figure divine, et l’affrontement prend la forme d’un mythe ancien rejoué. La muleta rouge qui s’agite devant le taureau marque le début de la fin, l’annonce d’un troisième acte sans retour. Vient alors la succession de passes, lentes, obstinées, jusqu’à ce que l’animal, épuisé, s’immobilise. Ultime face-à-face. Puis l’estocade : l’épée s’enfonce à la hauteur du garrot. Un genou à terre, le taureau bascule sur le côté. Le silence se fait, lourd, comme après un sacrifice.

Un peón se précipite pour le coup de grâce. D’un geste précis, froid, il enfonce la lame de la puntilla entre la base du crâne et le début de la colonne vertébrale. Les yeux de l’animal se révulsent, c’en est fini. Le souffle s’éteint, et avec lui la présence colossale qui habitait l’arène. « La vie ne pèse rien. » Le torero revient à lui comme s’il sortait d’un état second. Son habit de lumière scintille encore, mais les éclats dorés se mêlent désormais au rouge du sang. Le combat est fini. Il vit un moment presque irréel. Car ce qu’il a affronté ne se réduit pas au simple animal : c’est une force, une mémoire, une figure archaïque dont il portera longtemps la trace. Il lui reste à quitter l’arène, reprendre la route. Mais le taureau demeure en lui, comme une ombre intérieure. Ce combat n’est pas un acte anodin, il a valeur de sceau : il se souviendra de son nom, de son origine, de cette rencontre inscrite dans la chair. Andrés Roca Rey repartira vers une autre ville, prêt à recommencer. Toujours au bord du gouffre, toujours prêt à offrir son corps à ce rite païen.

Albert Serra va bien au-delà de la question d’être pour ou contre la corrida : son propos n’est pas là. Dans sa manière de filmer, dans la proximité qu’il établit avec Andrés Roca Rey et avec les taureaux au sein de l’arène, il place le spectateur au plus près d’un enjeu qui excède la notion de spectacle. Jamais il ne cède au plan large de l’enceinte, jamais il ne propose la vision d’un spectateur assis dans les gradins. Nous ne sommes pas dans la position du public, mais dans un espace plus intime, plus vertigineux : celui de la confrontation elle-même. Le visage de Roca Rey, saisi dans toute son intensité, jusque dans l’abandon final, devient une figure tragique. Les échanges de regard entre l’homme et l’animal, filmés à une proximité sidérante, sont des moments de pure incandescence. Serra les magnifie en plans prodigieux que seul le cinéma peut donner : fragments d’une vérité à la fois physique et métaphysique.

Tardes de soledad s’impose alors comme un pur moment de cinématographie. Serra élargit le cadre du simple documentaire pour ouvrir un espace de réflexion qui nous ramène aux commencements, à la mythologie. Ce qu’il filme, ce ne sont pas les codes d’un spectacle rituel, mais des éclats arrachés au réel, admirablement agencés. En morcelant la « liturgie » de la corrida, il en révèle paradoxalement la dimension archaïque, sacrée, intemporelle. À ces images, le son ajoute une strate singulière. Les exclamations virilistes et sexuelles qui jaillissent dans l’arène ou la voiture, parfois triviales, ramènent à la paillardise des campagnes. Elles rappellent que ce rite, si empreint de sacré, se nourrit aussi d’un fond populaire, brutal et charnel. Entre le silence tendu de l’affrontement et ces éclats de voix, se déploie toute l’ambiguïté de la corrida telle que Serra la filme : entre archaïsme sacré et trivialité terrestre, entre mythe et chair.

Tardes de soledad est une étape supplémentaire, absolument cohérente, dans l’étonnante filmographie d’Albert Serra. Chacun de ses films interroge à sa manière un rite : la royauté (La Mort de Louis XIV), la révolution et le libertinage (Liberté), l’exploration coloniale (Pacification), ou ici la corrida. Mais toujours, il les saisit dans un interstice fantasmagorique, là où surgit la fragilité, l’incongru, le tragique. Il ne s’agit jamais pour Serra de remettre en cause ces rites, ni de les célébrer, mais plutôt de les sonder de l’intérieur. Sa caméra nous plonge au cœur de l’expérience. Le rite cesse alors d’être un objet extérieur, codifié, pour devenir un espace de vertige où l’homme se confronte à sa propre solitude au seuil de l’abîme. Le sacrifice toujours. Albert Serra est un cinéaste immense.

Fernand Garcia


Tardes de soledad est disponible en Blu-ray et DVD chez Blaq Out dans un master HD impeccable. En complément, un long entretien (42 minutes) avec Albert Serra revient sur la genèse du projet et les conditions de tournage. Il y expose sa méthode : filmer avec plusieurs caméras,
donner des indications aux opérateurs non pas pour « capter » la réalité mais pour créer des images qui portent en elles une force iconique. « Ce n’est pas une captation, insiste-t-il, on s’en fout de ce qui se passe. L’important, c’est de trouver une image inoubliable. » Un supplément particulièrement instructif pour comprendre sa démarche artistique.

Tardes de Soledad, un film de Albert Serra avec Andrés Roca Rey… Images : Artur Tort Pujol. Montage : Albert Serra et Artur Tort Pujol. Son : Jordi Ribas Suris. Producteurs : Albert Serra, Luis Ferron, Pedro Palacios, Pierre-Olivier Bardet et Joaquim Sapinho. Production : Tardes de soledad AIE – Lacima Producciones – Idéale Audience Group – Rosa Filmes Coproduction : Arte France Cinéma, ICAA, ICEC, Aide aux Cinémas du Monde, CNC / Institut Français, Région PACA, RTE, RTP. Distribution (France) : Dulac Distribution (Sortie le 26 mars 2025). Espagne – France – Portugal. 2024. 2h05. Coquille d’or – SSIFF. Interdit au moins de 12 ans avec avertissement. Certaines scènes sanglantes du spectacle de la corrida filmées en plans rapprochés qui en intensifient la perception sont susceptibles de troubler un public non averti.