L’Accident de piano – Quentin Dupieux

Magalie Moreau (Adèle Exarchopoulos), star des réseaux sociaux, se retire dans un chalet isolé en montagne, accompagnée de son homme à tout faire et secrétaire dévoué, Patrick Balandras (Jérôme Commandeur). Ce repli discret fait suite à un drame survenu lors du tournage d’un clip, un accident mortel soigneusement dissimulé. Personne n’en sait rien, à l’exception d’un homme, Dimitri Herzog (Sava Lolov) acheté pour 500 000 €, qui a juré de garder le secret. Mais celui-ci finit par tout confier à sa sœur, Simone (Sandrine Kiberlain), journaliste dans un quotidien régional…

L’Accident de piano est un véritable jeu de massacre : aucun personnage n’en sort indemne. On y retrouve toutes les composantes du cinéma de Quentin Dupieux — originalité narrative, personnages décalés, absurdité assumée, surréalisme discret, critique sociale mordante et humour noir. Le film oscille, comme souvent chez lui, entre la comédie italienne et un fantastique teinté de gore. Cette galerie de portraits acides renvoie à des figures bien connues de notre époque, des archétypes contemporains dessinés avec une froideur qui correspond à la cruauté de leurs sentiments.

Magalie, par exemple, est née le jour du lancement de l’Internet grand public — un détail biographique hautement symbolique. En observant très jeune ses parents, hypnotisés par des émissions de télévision affligeantes, elle comprend que la bêtise attire l’attention, qu’elle dévore le temps et annihile la pensée. Dès lors, elle en tire une leçon : pour exister, il faut provoquer. Son éveil médiatique se produit lorsqu’elle découvre les « exploits » de Johnny Knoxville, star de Jackass, s’infligeant des tests d’auto-défense absurdes et violents pour faire rire. Ces vidéos courtes, spectaculaires et crétines, deviennent une révélation pour la future youtubeuse : à l’ère numérique, le ridicule, le choc et la douleur sont les plus sûrs moteurs de célébrité.

Elle commence modestement, avec une petite caméra, à relever des défis où elle malmène son propre corps. Magalie a un « don » : elle ne ressent pas la douleur. Ses parents tentent bien de la raisonner, mais son père, fasciné, trouve les vidéos « incroyables » et « trop drôles », qu’il partage fièrement avec ses amis en ligne. Le succès est immédiat : les vidéos deviennent virales, relayées autant par des particuliers que par des plateformes avides de contenus sensationnalistes. Magalie devient rapidement la vedette de son école. Elle a trouvé sa voie dans l’univers sans limite de la toile : toujours plus loin, toujours plus fort, toujours plus spectaculaire. Quelques minutes de vidéo suffisent à lui assurer une gloire mondiale et des revenus astronomiques. Elle devient un modèle et une icône pour toute une jeunesse incapable de se détacher d’images creuses, saturées de violence joyeuse et de désespoir sous-jacent. À travers elle, Dupieux dépeint une époque où le vide devient spectacle, et où la douleur – réelle ou feinte – sert de monnaie d’échange émotionnelle faute de mieux.

Magalie n’exprime aucun sentiment, sinon une méchanceté froide et un cynisme acerbe envers quiconque l’entoure. Elle est le pur produit d’une société déshumanisée — et en même temps, l’un de ses rouages les plus efficaces. Autour d’elle, chacun semble contaminé par la même vacuité morale, prisonnier d’un système où l’image a supplanté l’être. Les deux fans qui la reconnaissent ne sont que des pantins sans esprit, convaincus d’exister quelques secondes en publiant un selfie à ses côtés. La journaliste, prête à tout -même au chantage -, pour décrocher une interview —, espère ainsi quitter enfin sa « feuille de chou » locale et accéder à une reconnaissance internationale. Quant à Patrick, son secrétaire, il joue les dévoués : il la supporte, la protège, anticipe ses moindres caprices. Magalie, pour lui, c’est la poule aux œufs d’or, l’aventure de sa vie — une aventure qu’il ne connaîtra jamais avec sa femme. Mais derrière son obéissance docile se cache un profond mépris, qu’il crache dans le yaourt, seul ou presque aliment de Magalie. Rien n’est à sauver dans ce monde gelé, comme l’extérieur du chalet où se déroule l’essentiel de l’action. Perdu dans une nature glaciale, figée sous la neige, ce décor évoque Shining — un huis clos, extérieur et intérieur, anxiogène où chaque recoin transpire une violence froide, larvée, prête à exploser.

Bagues aux dents, coupe approximative faite à la tondeuse, minerve autour du cou, bras en écharpe, fringuée comme une ado paumée sortie d’une friperie bas de gamme : Adèle Exarchopoulos est parfaite. Elle s’en donne à cœur joie dans le rôle de cette idiote à l’âge mental bloqué à douze ans. Quentin Dupieux, qui avait déjà révélé son potentiel comique dans Mandibules (2020), lui offre ici un terrain de jeu idéal. Exarchopoulos incarne avec une énergie folle cette jeune femme hors-sol, totalement barrée, brute de décoffrage, inculte et profondément insupportable. Et pourtant, au fil du film, elle parvient à glisser une forme d’humanité dans son interprétation, une fragilité presque touchante. Magalie devient alors une figure tragique : un monstre social, oui, mais enfermé dans une solitude totale, et en grande partie responsable de sa propre misère.

L’Accident de piano est le quatorzième long-métrage de Quentin Dupieux depuis Steak (2007). Une œuvre qui, dans son étrangeté, s’inscrit avec une grande cohérence dans l’évolution de son cinéma, marqué par un regard de plus en plus acide — et amusé — sur notre début de XXIe siècle. Dupieux dresse le portrait d’un monde foutraque, peuplé de psychopathes, de crétins pathétiques ou fascinants, errant dans un univers angoissant, absurde, constamment sur le point de basculer dans le fantastique ou l’horreur. Irrigué par le surréalisme, son cinéma agit comme une feuille abrasive sur la rétine : il gratte le vernis des apparences et révèle, en creux, les névroses de notre époque. Chez lui, la violence et l’humour ne s’opposent pas, ils se nourrissent l’un de l’autre dans un geste profondément créatif. Éloigné des tendances dominantes, indifférent aux dogmes idéologiques, Dupieux continue de creuser un sillon singulier dans le paysage du cinéma français. Et c’est précisément cette liberté, inaliénable, qui rend son œuvre si précieuse.

Fernand Garcia

L’Accident de piano un film de Quentin Dupieux avec Adèle Exarchopoulos, Jérôme Commandeur, Sandrine Kiberlain, Karim Leklou… scénario, image, montage : Quentin Dupieux. Décors et direction artistique : Joan Le Boru. Costumes : Justine Pearce. Son : Guillaume Le Braz. Musique : Mr. Oizo (Quentin Dupieux). Producteur : Hugo Selignac. Production : Chi-Fou-Mi Productions – ARTE France Cinéma – Auvergne Rhône-Alpes Cinéma avec Netflix – Canal + – ARTE France – La Région Auvergne-Rhône-Alpes – CNC Distribution (France) : Diaphana Distribution (Sortie France le 2 juillet 2025). France. 2025. 1h28. Format image : 1,50:1. Son : 5.1. Tous publics avec avertissement.