Comédiens – Personnages et interprétations
Jusqu’où un homme doit-il aller pour accomplir ses rêves ? Allie Fox est parti en Amérique Centrale. Il est allé trop loin… Dangereuse, l’obstination d’Allie va le conduire à la folie. Mosquito Coast ou comment le rêve d’un homme idéaliste en désaccord avec la société devient le cauchemar d’une famille ? Avec ce film, Peter Weir met en lumière le destin d’un grand homme qui s’effondre. Derrière ses allures de « Robinson Crusoé », Mosquito Coast est en fait une véritable tragédie grecque.
« C’est comme ça que je voyais Allie Fox, et je voulais présenter une histoire où on comprend ce qui arrive à cet homme, où on ressent quelque chose, pas nécessairement pour lui, mais qu’on ressente quelque chose à la fin, autre que de la colère contre lui. Ça devrait être comme si vous imaginiez votre propre père, en qui vous croyez, et dont vous commencez à voir les faiblesses. Ce géant qui ne cesse de rapetisser à mesure que vous grandissez. Vous devez trouver une autre manière de voir cette personne. Puis vous voyez ces faiblesses en vous, et c’est merveilleusement difficile. » Peter Weir.
La réussite du film réside de surcroît dans son casting aussi brillant et convaincant qu’audacieux et dans l’interprétation des personnages par les comédiens, qui insufflent vie et profondeur à cette histoire. En effet, au moment du tournage de Mosquito Coast, avec ses rôles de Han Solo dans la trilogie Star Wars, d’Indiana Jones dans deux films, et de Rick Deckard dans Blade Runner, Harrison Ford est déjà une superstar internationale. La bonne entente sur le tournage de Witness entre Harrison Ford et Peter Weir a été décisive pour mener à bien le projet de Mosquito Coast. Après avoir amorcé un « revirement » de carrière avec Witness, tour à tour touchant, émouvant, brutal et effrayant, son impressionnante interprétation du personnage d’Allie Fox, sera pour l’acteur une opportunité d’affirmer sa volonté de sortir de sa zone de confort et du registre habituel dans lequel les spectateurs ont l’habitude de le voir, et ainsi montrer, en plus de son charisme indiscutable, l’étendue de son talent. Grand bien lui fera pour la suite de sa carrière car après sa prestation exceptionnelle dans Mosquito Coast, Harrison Ford enchaînera avec des films comme Working Girl (1988) de Mike Nichols, Frantic (1988) de Roman Polanski, Présumé innocent (1990) d’Alan J. Pakula ou encore A propos d’Henry (1991) à nouveau réalisé par Mike Nichols et dans lesquels il interprétera, toujours à la perfection, des rôles plus gratifiants dans la carrière d’un comédien. Refusé par Jack Nicholson, Allie Fox reste aujourd’hui l’un des plus beaux rôles dramatiques de la carrière d’Harrison Ford.

Après son personnage de John Book dans Witness, Harrison Ford retrouve donc le cinéaste Peter Weir pour interpréter une nouvelle fois un personnage à contre-emploi et aux antipodes des productions hollywoodiennes. A l’image d’un Klaus Kinski dans Aguirre, la colère de Dieu (Aguirre, der Zorn Gottes, 1972) ou Fitzcarraldo (1982) de Werner Herzog, Harrison Ford incarne ici un personnage de père ombrageux et tourmenté qui protège autant qu’il angoisse. Un personnage à travers lequel il démontre ses capacités à jouer des rôles « antipathiques » comme il le confirmera dans l’excellent Apparences (What Lies Beneath, 2000) de Robert Zemeckis.
« Le tournage a été long, chaud et humide. Mais je l’ai trouvé plus fatigant mentalement que physiquement, à cause de la complexité du rôle. […] Tous les décors qui ont été construits dans la jungle sont une représentation d’Allie Fox, des signes de sa personnalité. Donc je suivais ça de près. » Harrison Ford.
Allie Fox n’est pas le héros classique mais un homme ambigu et tourmenté, un homme dont la lucidité se mêle à la paranoïa. Le personnage d’Allie Fox est l’archétype de l’homme qui veut changer le monde mais est détruit par son propre génie. Dans la scène où Allie explique son projet de réfrigérateur, Ford exprime à la fois la passion de l’inventeur et la conviction d’un homme en marge.
Pour interpréter ce personnage, génie obsessionnel brisé par son propre rêve, Harrison Ford propose ici un jeu beaucoup plus subtil et sombre que celui auquel il nous a habitué et réalise une performance d’une rare complexité. Ford utilise une gestuelle précise, un regard perçant et intense empli de colère contenue ou de tristesse, et une diction souvent sèche, soulignant l’obsession du personnage. Son langage corporel, souvent rigide, montre un homme constamment en contrôle, mais dont le masque craque sous la pression. A la fois, époux charmeur, père aimant et despote impitoyable, ses monologues et son interaction avec les autres membres de la famille traduisent sa complexité. Face à sa famille, ses mots deviennent parfois des ordres, des jugements sévères, où Ford laisse transparaître la violence psychologique du personnage. L’acteur incarne à la perfection et parvient à rendre humain cet homme brillant et charismatique, mais qui s’avère également dangereux et presque antipathique dans sa tyrannie. En faisant d’Allie Fox une figure quasi mythique, tragique et shakespearienne, un Prométhée moderne dont le feu créateur est aussi destructeur, Ford lui apporte une puissante dimension symbolique. Caractérisée par une intensité retenue, un mélange de charme et de menace latente, sa performance est remarquable.

A l’affiche du film, on retrouve aux côtés d’Harrison Ford, la comédienne Helen Mirren que l’on a pu voir à l’affiche de Caligula (Caligola, 1979) de Tinto Brass, Excalibur (1981) de John Boorman, Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (The Cook, the Thief, his Wife and her Lover, 1989) de Peter Greenaway, Gosford Park (2001) de Robert Altman ou encore The Queen (2006) de Stephen Frears.
Actrice d’une grande finesse, Helen Mirren incarne Margaret Fox, la mère en dilemme, personnage central qui vient faire le contrepoint avec Allie. Pierre angulaire silencieuse, Margaret incarne l’équilibre fragile, la voix de la raison face à la folie d’Allie, et sa présence donne une dimension humaine essentielle à l’histoire. Dans les moments de confrontations avec Allie, sa voix tremble à peine, traduisant une tension palpable. Dans les scènes avec ses enfants, elle offre des instants de tendresse qui contrastent avec l’atmosphère lourde qui règne dans la maison. Gardienne des valeurs humaines, Margaret est celle qui souffre le plus de la fuite en avant d’Allie. A la fois forte et vulnérable, Margaret est tiraillée entre amour, souffrance, peur et résignation. Marquée par une sobriété émotive, sa performance est principalement contenue et reflète la complexité psychologique d’une femme prise au piège d’un mari dominateur. L’actrice parvient à transmettre une émotion profonde à travers ses silences chargés de significations, ses regards lourds, ses gestes retenus et ses réactions subtiles.
Le jeune River Phoenix interprète quant à lui le rôle de Charlie Fox, le fils aînée d’Allie, à travers les yeux duquel la chute du père sera la plus évocatrice et dans le même temps, salvatrice pour lui. Le personnage de Charlie encadre le récit du film en voix off et ses dernières paroles seront sans appel : « Autrefois, je croyais en mon père. Et le monde semblait petit. Maintenant qu’il est parti, je n’ai plus peur de l’aimer. Et le monde semble sans limites. ». Charlie est le personnage par lequel le spectateur est invité à voir l’effondrement progressif du rêve familial.

Adolescent en quête d’identité, Charlie Fox est l’aîné des enfants Fox, pris dans le conflit familial et en quête de son propre chemin. Charlie représente la jeunesse confrontée à l’autorité excessive, à l’idéal paternel, mais aussi à l’effondrement des illusions. Sa relation avec son père est ambivalente, mêlant dans le même temps, admiration et rejet. Le moment où il se rebelle pendant une dispute familiale nous montre un jeune homme qui cherche sa place. Souvent fixe, son regard exprime la douleur de voir son père basculer dans la folie. La performance de River Phoenix est naturelle, sensible, intense et crédible. Il exprime avec justesse toutes les émotions contradictoires comme l’admiration, le trouble, le doute, la colère, la peur ou encore la rébellion… toute la douleur intérieure d’un jeune adolescent qui perd ses repères.
La même année que Mosquito Coast, River Phoenix sera à l’affiche du magnifique Stand by Me réalisé par Rob Reiner. Les deux films sortiront d’ailleurs le même jour dans les salles en France (le 25 février 1987). Avant sa tragique disparition en 1993, on reverra River Phoenix à l’affiche de A bout de course (Running on Empty, 1988) de Sidney Lumet, Indiana Jones et la Dernière Croisade (Indiana Jones and the Last Crusade, 1989) de Steven Spielberg, My Own Private Idaho (1991) et Even Cowgirls Get the Blues (1993) réalisés par Gus Van Sant ou encore Nashville Blues (The Thing Called Love, 1993) de Peter Bogdanovich.
Loin d’être périphériques ou anecdotiques, les seconds rôles sont toujours importants dans les films de Peter Weir. Discrets mais cruciaux, subtils mais puissants, ceux-ci donnent au film une richesse supplémentaire, accentuant les réflexions profondes du film sur les dangers de l’utopie, les mirages de la civilisation et les résistances humaines, silencieuses mais tenaces. Si le film se centre avant tout sur la figure tragique d’Allie Fox, son récit ne pourrait atteindre une telle profondeur sans les personnages secondaires qui ponctuent son exil et révèlent la complexité de sa personnalité. Parmi eux, M. Haddy, le révérend Spellgood et sa fille Emily occupent une place essentielle, non seulement comme figures d’opposition ou d’alliés, mais aussi comme incarnations de forces morales, sociales et spirituelles qu’Allie combat, ignore ou néglige à ses dépens. Les prestations de Conrad Roberts, Andre Gregory et Martha Plimpton offrent une complexité supplémentaire au récit, consolidant l’aspect allégorique et critique du film.
M. Haddy, le guide jamaïcain que la famille Fox engage à leur arrivée en Amérique centrale est interprété par l’acteur Conrad Roberts que l’on a pu voir entre autres à l’affiche de L’Emprise des ténèbres (The Serpent and the Rainbow, 1987) de Wes Craven, Green Card (1990) à nouveau de Peter Weir, La Manière forte (The Hard Way, 1991) de John Badham, Man on the Moon (1999) de Milos Forman, ou encore The Million Dollar Hotel (2000) de Wim Wenders. Peu loquace mais observateur, le personnage de M. Haddy représente une figure de sagesse populaire et silencieuse, enracinée dans le réel, un contrepoint discret mais capital de l’idéalisme brutal et intellectuel d’Allie Fox. Dans un récit qui critique la colonisation culturelle et la folie du progrès imposé, M. Haddy agit comme une boussole morale et incarne l’équilibre entre l’homme et son environnement. Sa capacité à naviguer entre sa propre culture, celle des indigènes, et celle des Américains, fait de lui une figure de médiation. Remarquable de retenue et de précision, Conrad Roberts n’a pas besoin de longs dialogues pour imposer sa présence. M. Haddy comprend d’emblée les dangers que représente Allie. Son silence devient donc un commentaire implicite sur la folie croissante de Fox.
Comme un double religieux d’Allie Fox, le révérend Spellgood incarne un autre visage du fanatisme. Interprété par l’acteur Andre Gregory que l’on a pu voir entre autres à l’affiche de films comme My Dinner with André (1983) de Louis Malle, La Rue (Street smart, 1987) de Jerry Schatzberg, La Dernière tentation du Christ (The Last Temptation of Christ, 1988) de Martin Scorsese, ou encore Le Bûcher des vanités (The Bonfire of the Vanities, 1990) de Brian De Palma, le personnage du révérend Spellgood est l’un des plus fascinants du film. Andre Gregory interprète son personnage avec une rigidité glaçante. Sa voix monocorde, son regard fixe et son comportement autoritaire font de lui une figure inquiétante dont le pouvoir est fondé sur la peur et le contrôle. Le personnage est d’autant plus inquiétant qu’il agit sous couvert d’une soi-disant bienveillance religieuse. Critique du prosélytisme évangélique, le révérend Spellgood représente un autre extrême de l’impérialisme, un autre extrême du spectre idéologique et spirituel, et sa confrontation avec Allie renforce la thèse du film qui met en lumière deux idéologies qui, bien qu’opposées en surface, mènent au même aveuglement et à la même violence. Allie Fox et le révérend partagent en réalité la même volonté d’imposer leur vérité au monde, la même intransigeance et la même paranoïa. Sa confrontation finale avec Allie devient un duel entre deux totalitarismes, la religion et la science, où aucune voix humaine raisonnable ne peut se faire entendre.
Interprété par la jeune comédienne Martha Plimpton, à l’affiche l’année précédente des Goonies (1985) de Richard Donner et que l’on a pu voir ensuite à l’affiche entre autres de films comme Le Bayou (Shy People, 1987) d’Andreï Konchalovsky, Une Autre femme (Another Woman, 1988) de Woody Allen, A bout de course (Running on Empty, 1988) de Sidney Lumet, Portrait Craché d’une Famille Modèle (Parenthood, 1989) de Ron Howard, Stanley & Iris (1989) de Martin Ritt, ou encore Pecker (1998) de John Waters, le personnage d’Emily Spellgood incarne la lucidité de la jeunesse et la résistance silencieuse. Fille du révérend Spellgood, consciente des travers de son père et capable de tendre une main sincère vers les enfants de la famille Fox, Emily est un des personnages les plus attachants et lucides du film. Martha Plimpton apporte une grâce naturelle à son personnage à la fois vulnérable et intelligent. Son regard, sa posture et ses silences expriment tout ce que son éducation rigoriste l’empêche de dire. À travers elle, une lueur d’empathie et de liberté subsiste dans un univers masculin dominé par des figures autoritaires. Emily représente l’espoir d’une nouvelle génération, capable de s’affranchir des dogmes paternels. Son lien avec Charlie Fox est essentiel dans la trame du récit. Elle témoigne que l’ouverture à l’autre est encore possible et que la curiosité et la bonté peuvent survivre dans des environnements hostiles et fermés. Son personnage symbolise la possibilité d’un futur meilleur, moins dirigé par les idéologies, qu’elles soient technocratiques ou religieuses. Personnages secondaires, M. Haddy, le révérend Spellgood et Emily sont des figures essentielles qui révèlent la tragédie d’Allie Fox et offrent au récit ses points d’ancrage, ses contrepoints, et sa dimension morale.
Steve Le Nedelec

Mosquito Coast (The Mosquito Coast), un film de Peter Weir avec Harrison Ford, Helen Mirren, River Phoenix, Conrad Roberts, Andre Gregory, Martha Plimpton, Luis Palacio, Jason Alexander, Hilary Gordon… Scénario : Paul Schrader d’après le roman de Paul Theroux. Directeur de la photographie : John Seale. Décors : John Stoddart. Costumes : Gary Jones. Montage : Thom Noble. Musique : Maurice Jarre. Producteur exécutif : Saul Zaentz. Producteur : Jerome Hellman. Production : The Saul Zaentz Company – Jerome Hellman Productions – Warner Bros. Distribution(France) : Warner Bros. (sortie le 25 février 1987). Etats-Unis. 1986. 1h57. Technicolor. Panavision. Format image : 1,85:1. Dolby. Tous Publics.